Marc Levy - La Première nuit

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– Je pense que vous devez faire erreur, dis-je en regardant par-dessus son épaule.

– Comme vous voulez, mais, si vous changez d'avis, ma remise, au fond du magasin, est ouverte. Il y a une porte qui donne dans la cour. De là, vous pouvez passer par l'immeuble voisin et ressortir dans la rue de derrière.

– C'est très gentil à vous.

– Depuis le temps que vous faites vos courses ici..., ça m'ennuierait de perdre un client fidèle.

Le commerçant retourna derrière son comptoir. L'air de rien, je m'approchai d'un tourniquet près de la vitrine, y choisis un journal et en profitai pour jeter un œil vers la rue. Le patron du magasin n'avait pas tort, au volant d'une voiture garée le long du trottoir d'en face, un homme semblait bien me surveiller. Je décidai d'en avoir le cœur net. Je sortis et avançai droit vers lui. Alors que j'étais en train de traverser la chaussée, j'entendis rugir le moteur de sa berline qui démarra en trombe.

De l'autre côté de la rue, le patron de la supérette me regardait en haussant les épaules. Je retournai lui régler mes achats.

– Je dois avouer que c'est assez étrange, dis-je en lui tendant ma carte de crédit.

– Vous n'avez rien fait d'illégal ces derniers temps ? me demanda-t-il.

La question me parut assez incongrue, mais elle m'avait été posée avec une telle bienveillance que je ne m'en sentis nullement offusqué.

– Pas que je sache, non, répondis-je.

– Vous devriez laisser vos courses ici et foncer chez vous.

– Pourquoi ça ?

– Ce loustic m'avait l'air d'être en planque, peut-être pour assurer une couverture.

– Quelle couverture ?

– Pendant que vous êtes là, on est certain que vous n'êtes pas ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire.

– Et où ne serais-je pas ?

– Chez vous, par exemple !

– Vous croyez que... ?

– Que si vous continuez à bavasser comme ça, vous arriverez trop tard ? Sans aucun doute !

Je pris mon sac de provisions et rentrai rapidement. La maison était telle que je l'avais laissée, aucune trace d'effraction sur la porte et rien à l'intérieur qui ne vienne corroborer les suppositions de mon épicier. Je déposai mes courses dans la cuisine et décidai d'aller chercher Keira à l'Académie.

*

* *

Keira s'étirait en bâillant et se frottait les yeux, signe qu'elle avait assez travaillé pour la journée. Elle referma le livre qu'elle étudiait et alla le ranger en bonne place sur une étagère. Elle quitta la bibliothèque, passa saluer Walter à son bureau et s'engouffra dans le métro.

*

* *

Ciel gris, crachin, trottoirs luisants, un vrai soir d'hiver à Londres. La circulation était épouvantable. Quarante-cinq minutes d'embouteillages avant d'arriver à destination et dix de plus pour trouver une place de stationnement. Je verrouillais la portière de ma voiture, lorsque je vis Walter sortir de l'Académie. Lui aussi m'avait aperçu, il traversa la rue et vint à ma rencontre.

– Vous avez le temps d'aller prendre un verre ? me demanda-t-il.

– Laissez-moi aller chercher Keira à la bibliothèque et nous vous rejoignons au pub.

– Ah, j'en doute, elle est partie il y a une bonne demi-heure, peut-être même un peu plus.

– Vous en êtes sûr ?

– Elle est venue me dire bonsoir, nous avons bavardé quelques instants dans mon bureau. Alors, cette bière ?

Je regardai ma montre, c'était la pire heure pour retraverser Londres, j'appellerais Keira dès que nous serions à l'abri pour la prévenir que je rentrerais un peu plus tard.

Le pub était bondé, Walter donna du coude pour arriver jusqu'au comptoir ; il commanda deux pintes et m'en tendit une par-dessus l'épaule d'un homme qui avait réussi à se faufiler entre nous. Walter m'entraîna vers le fond de la salle, une table se libérait. Nous nous y installâmes au milieu d'un brouhaha difficilement supportable.

– Alors, c'était bien, ce petit voyage en Écosse ? cria Walter.

– Formidable... si vous aimez les harengs. Je croyais qu'il faisait froid à Atacama, mais l'atmosphère de Yell est encore plus glaciale et tellement humide !

– Vous y avez trouvé ce que vous cherchiez ?

– Keira semblait enthousiaste, c'est déjà cela, je crains que nous ne devions repartir bientôt.

– Cette histoire va finir par vous ruiner, hurla Walter.

– C'est déjà fait !

Mon portable vibrait au fond de ma poche, je le pris et le collai à mon oreille.

– Tu as fouillé dans mes affaires ? me demanda Keira d'une voix à peine audible.

– Non, évidemment, pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

– Tu n'as pas ouvert mon sac, tu en es sûr ? chuchota-t-elle.

– Tu viens de me poser la question, la réponse est toujours non.

– Tu avais laissé une lumière allumée dans la chambre ?

– Non plus, je peux savoir ce qu'il se passe ?

– Je crois que je ne suis pas seule dans la maison...

Mon sang se glaça d'un coup.

– Sors de là, Keira ! hurlai-je. Fiche le camp tout de suite, cours jusqu'à l'épicerie au coin d'Old Brompton, ne te retourne pas et attends-moi là-bas, tu m'entends ? Keira, tu m'entends ?

La communication avait été coupée ; avant que Walter ait le temps de comprendre quoi que ce soit, je traversai la salle du pub, bousculant tout sur mon passage, et me précipitai au-dehors. Un taxi était coincé dans les embouteillages, une moto s'apprêtait à le dépasser, je me jetai presque sous ses roues et forçai le motocycliste à s'arrêter. Je lui expliquai qu'il s'agissait d'une question de vie ou de mort et promis de le dédommager s'il me conduisait sur-le-champ au croisement d'Old Brompton et de Cresswell Garden ; il me fit grimper en selle, enclencha une vitesse et accéléra.

Les rues défilaient à toute berzingue, Old Marylebone, Edgware Road, Marble Arch, le carrefour giratoire était noir de monde, autobus et taxis semblaient imbriqués dans une partie de dominos inextricable. Mon pilote grimpa sur le trottoir ; je n'avais pas eu souvent l'occasion de faire de la moto, mais j'essayais de l'accompagner de mon mieux dès que nous nous inclinions dans un virage. Dix minutes d'une course interminable ; la traversée de Hyde Park se fit sous une pluie battante, nous remontions Carriage Drive entre deux files de voitures, nos genoux frôlant parfois leurs carrosseries. Serpentine, Exhibition Road, le rond-point de la station de métro de South Kensington, enfin, Old Brompton se profilait, plus encombrée encore que les précédentes avenues. À l'intersection de Queens Gate Mews, le motard accéléra encore et franchit le carrefour alors que le feu virait de l'orange au rouge. Une camionnette avait anticipé le vert, le choc semblait inévitable. La moto se coucha sur le flanc, son pilote s'accrocha au guidon, je partis en toupie sur le dos, filant vers le trottoir. Impression fugace, je crus voir les visages immobiles des passants, témoins horrifiés de la scène. Par chance, ma course s'arrêta sans trop de heurts contre les pneus d'un camion à l'arrêt. Secoué mais intact, je me redressai, le motard se tenait déjà sur ses jambes et tentait de relever sa moto. Juste le temps de lui faire un geste pour le remercier, ma ruelle se trouvait encore à une bonne centaine de mètres. Je criais pour que les gens s'écartent, bousculant un couple et me faisant insulter. Enfin, j'aperçus l'épicerie et priai pour que Keira m'y attende.

Le patron sursauta en me voyant surgir ainsi dans sa boutique, j'étais en nage, haletant, je dus m'y reprendre à deux fois pour qu'il comprenne ce que je lui demandais. Inutile d'attendre sa réponse, il n'y avait qu'une cliente et elle se trouvait au fond du magasin ; je remontai l'allée au pas de course et la pris tendrement dans mes bras. La jeune femme poussa un cri et m'administra deux bonnes gifles, peut-être trois, je n'eus pas le temps de les compter. Le patron décrocha son téléphone et, tandis que je ressortais de chez lui, je lui demandai de prévenir la police, qu'elle se rende au plus vite au 24 Cresswell Place.

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