L'air possédait un goût de vie. Nous avons tourné le dos à la route et nous nous sommes engagés dans un chemin creux qui s'en allait au fond du soir, à travers les marais.
C'est à ce moment-là que nous avons commencé à parler vraiment. J'avais l'impression soudaine qu'un manteau de plomb venait de glisser de mes épaules. A l'horizon, des étoiles claires tremblotaient…
— A quoi penses-tu ? ai-je demandé à Hélène.
Elle a secoué la tête.
— A mes cheveux…
— Baste, ils repousseront.
— Ce sera long.
— Trois mois.
— Vous croyez ?
— J'en suis sûr. Ils repousseront drus et frisés. Tu auras une tête d'ange…
Au bout d'un moment, elle a murmuré :
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
J'attendais cette question depuis le début, mais je n'étais pas parvenu à préparer une réponse valable.
— Peut-être que j'en ai marre de la guerre, ai-je dit. De la guerre et des hommes qui sont trop passionnés, trop inconscients, trop cruels… Peut-être aussi que tu me plais… Tu étais milicienne ?
— Non, mon frère… Nous avons été arrêtés ensemble, lui et moi, avec mes parents. Ils ont relâché mes parents l'après-midi ; je ne sais pas ce que mon frère est devenu.
Un instant, j'ai pensé aux cinq fusillés du matin. Cette vision des cinq corps étalés dans la cour, de l'arbre criblé et du vieillard qui essuyait le visage ensanglanté de son fils mort m'a soulevé le cœur. J'ai respiré à pleins poumons la campagne fraîche où tout vivait dans l'obscurité d'une vie silencieuse et ardente. J'ai compris que c'était le vieillard que j'étais venu voir, tantôt à l'école… Ce vieux, taillé dans du buis, solide et lourd, qui ne savait pas vivre un drame. Je regrettai de ne pas l'avoir trouvé. J'aurais aimé le regarder tout à mon aise afin de pouvoir me souvenir de lui.
— Si tu n'étais pas milicienne, pourquoi ne t'ont-ils pas relâchée ; pourquoi t'ont-ils tondue ? ai-je questionné.
Elle a répondu sans hésiter :
— A cause d'Otto.
— Qui est Otto ?
— Un officier allemand.
— Tu couchais avec lui ?
— C'était un ami.
J'ai ressenti un pincement de jalousie ; une colère impétueuse a bondi dans mon cœur, dans mes yeux.
— Bande de salopes ! Avec n'importe qui, même avec un boche… Vous me donnez envie de vomir.
Et c'était vrai, une nausée me nouait la gorge.
Hélène s'est arrêtée. Elle était couverte de poussière. Avec son pansement factice, elle ressemblait à une révolutionnaire. Sa voix était sourde lorsqu'elle m'a dit :
— Vous parlez sans essayer de comprendre. Vous vous cognez la tête à des principes comme un ivrogne à des réverbères. Suis-je donc une paria parce que j'ai aimé, vraiment aimé un garçon qui avait le tort d'être né de l'autre côté du Rhin ? Une femme n'écoute que ses instincts, hein ! Comme un homme ?… Mais un homme prend la précaution de se découvrir mille bonnes raisons d'agir ainsi pour satisfaire sa conscience et celle des autres.
Nous nous sommes remis en route. Lentement ma colère est tombée. J'ai repris le bras d'Hélène et nous avons écouté les cris nostalgiques de la nuit.
Saint-Theudère est un vieux petit village bâti tout au fond des marais, entre deux collines en forme de mamelles. Nous y sommes parvenus à la nuit noire.
Les chiens annonçaient notre venue. Lorsque nous arrivions devant une maison, les lampes extérieures s'allumaient, l'huis s'entrebâillait et nous sentions peser sur nous les regards curieux, toujours inquiets, des paysans. Nous avons mis longtemps à trouver l'auberge. C'était plutôt un cabaret qu'aucune enseigne ne signalait. La patronne, madame Picard, était une veuve de cinquante ans. Comme elle avait rarement des clients, elle vivait presque continuellement dans sa chambre. Elle a été longue à en descendre, malgré nos appels. Enfin, nous avons entendu craquer l'escalier de bois conduisant à l'étage et elle nous est apparue, vêtue de noir, triste et souriante. Elle nous a examinés d'un air lointain, indifférent en apparence, mais sa main tremblait sur la rampe. Je lui ai demandé si elle pouvait nous loger. Elle a acquiescé d'un signe de tête. Alors nous nous sommes assis sur un banc. J'avais l'impression d'arriver d'une autre planète. J'étais fourbu.
Je me souviens de l'omelette que nous avons mangée. Elle fumait dans un grand plat de faïence blanche ; elle était d'un jaune pissenlit tellement comestible que, d'un commun accord, nous avons repoussé nos assiettes pour piquer nos fourchettes dans le plat.
C'était merveilleux de manger ce mets chaud, côte à côte, dans la tiédeur d'une cuisine. L'hôtesse nous contemplait sans nous voir ; ses yeux fixes semblaient regarder son enfance. Elle ne disait rien. Elle vivait un instant unique de sa vie. Notre arrivée nocturne était fabuleuse et l'émouvait ; ce qu'elle éprouvait devait ressembler à de l'extase.
Pour la forme, je lui ai raconté une histoire. J'ai dit qu'Hélène avait été blessée en libérant V…, que nous avions tout perdu, et que, craignant pour ma compagne une commotion nerveuse, je l'avais amenée dans un bled inconnu pour tâcher d'oublier la bande de types qui continuaient à s'entre-tuer frénétiquement un peu partout. Mais elle n'écoutait même pas mes explications embarrassées. Notre seule présence la comblait de béatitude, annihilait toutes ses facultés.
— Vous resterez longtemps ? a-t-elle demandé.
Sa voix ressemblait à une voix d'église ; elle était chuchotante et implorante.
Rapidement, j'ai fait le compte de mes ressources. Il me restait une dizaine de milliers de francs provenant de la vente d'un Leica que j'avais confisqué à un officier boche.
Dans un patelin comme Saint-Theudère, ça pouvait nous mener loin.
— Oui, lui ai-je dit, très longtemps.
Et puis, n'avais-je pas mes mains ? Je les ai regardées avec curiosité, ces mains, comme on regarde quelqu'un. Elles étaient vivantes, bien vivantes. J'allais leur apprendre à ne plus tuer. Un instant, j'ai envié les mains d'aveugle qui savent lire… Oui, des mains pures. Des mains lavées, tellement lavées, tellement frottées, grattées, usées par le travail, qu'elles perdraient la mémoire de tout ce qu'elles avaient fait et voulu faire.
Je me suis tourné vers Hélène. Elle s'était arrêtée de manger. Elle construisait des petits enclos en miettes de pain sur la toile cirée. Notre fuite à travers la campagne avait hâlé ses joues. Son pansement paraissait plus blanc. Mon sang ressemblait à de la rouille.
Madame Picard est sortie un instant ; elle est revenue avec un type chauve aux cils roux. C'était le Yougo, son domestique, un pauvre type qui ressemblait à un os mal rongé. Il ne parlait pas le français, bien qu'il habitât le village depuis une dizaine d'années. Je ne sais pas pourquoi il existait, car il n'avait ni souvenirs, ni pensées.
— Allez faire le lit ! a ordonné l'hôtesse.
Il ne nous a même pas regardés. Il se moquait que nous fussions là ; que madame Picard fût là ; que Saint-Theudère fût en France ; qu'il y eût la guerre. Il a grimpé l'escalier lourdement ; nous l'avons entendu piétiner au-dessus de nos têtes. On aurait dit qu'il y avait une vache à l'étage supérieur. Puis il est redescendu et a quitté l'auberge.
Madame Picard nous a conduits à notre chambre. Cette pièce, blanchie à la chaux, était reposante comme une cellule de moine. Elle sentait le bois blanc et le moisi. Le lit était aussi haut que les premières bicyclettes ; le gros édredon rouge qui le couvrait atteignait presque le plafond. Il y avait un crucifix avec du buis au-dessus du lit. Un papier tue-mouches, noir, pendait du plafond. Une photographie encadrée décorait le grand côté du mur. Elle représentait un mariage. D'après les costumes des invités, j'ai compris que tous les gens de la photo devaient être morts ; même le petit garçon qui tenait le voile de la mariée d'un air surpris. Gondolée par l'humidité, l'image sortait de son cadre et des cadavres de mouches reposaient entre la vitre et le carton.
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