Nous nous sommes hissés dans la cabine.
— Tu as le pognon et les tickets de gas-oil ? s'est-il inquiété.
— Yes.
— Alors en route.
Il s'est mis au volant.
Je riais de voir ses longues jambes repliées sous la direction.
Pendant la traversée de la ville nous n'avons presque pas parlé. Il fredonnait Lily Marlène ; nous chantions beaucoup cette chanson pendant la guerre. Je ne sais plus qui avait adapté des paroles idiotes sur cet air-là. Mathias me regardait en clignant de l'œil et riait lui aussi d'allégresse. Lorsque nous avons attaqué la côte de Champagne, il s'est mis à me questionner.
— Raconte-moi ce que tu es devenu. Que s'est-il produit pour que tu disparaisses ?
— L'amour, ai-je dit d'un petit ton pudique.
— Ça y est, j'y avais songé. Je m'étais dit : avec son tempérament rêveur, il a filé avec une poupée. Alors ça gaze ?
Je lui ai brossé un tableau assez exact de notre vie, en omettant bien entendu de relater dans quelles circonstances j'avais connu Hélène.
Mathias, enthousiasmé, lâchait son volant et se tapait les cuisses.
— Y a qu'à toi que ça peut arriver des trucs pareils ! Alors tu loges dans un parc, sacré baron ! Moi j'ai toujours rêvé de dormir dans un pavillon et d'être réveillé au petit jour par des tourterelles. Dis, Pierrot, y a des tourterelles dans ton château ?
— Oui, ai-je affirmé, heureux et presque fier de son admiration. Il y a même des faisans.
— Et ça ne te démange pas d'empoigner ton flingot ?
— Je n'ai plus de flingot.
— Sans blague ?
— Sans blague. Vois-tu, Mathias, c'est fini, tout ça. Regarde un peu par la portière, tu ne trouves pas la campagne bien plus belle sans fusils ?
Il a pris une attitude grave ; sur son visage mouvant, cela ressemblait à de la contrariété.
— D'un côté, tu dois avoir raison, tu as toujours pensé des trucs bien sentis… Mais, pour être franc, a-t-il enchaîné, je dois te dire qu'à certains moments je regrette la bagarre. Je me sens tout nu ; c'est comme l'histoire du petit bossu, je te l'ai jamais racontée ? Quand j'étais apprenti, y avait dans notre usine un bossu qui s'envoyait des bons coups de pinard, histoire d'oublier le compteur à gaz qu'il charriait dans son dos. Un jour qu'il était plus blindé que d'habitude, les copains l'ont foutu à poil. Si tu avais vu sa tête, ça l'a dessaoulé illico. Eh bien ! tu vois, après la Libération, je me suis retrouvé tout désemparé comme le petit bossu d'autrefois… Et maintenant encore, malgré le boulot, ça ne tourne pas toujours rond, tu saisis ce que je veux dire ?
— Bien sûr…
— Bon, ah bon.
Il a paru méditer, puis a éclaté de rire.
— T'as pas vu ? m'a-t-il demandé. Je viens d'écrabouiller un hérisson…
Nous avons dîné à Lapalisse.
— Mon petit vieux, a déclaré Mathias, il s'agit de se nourrir convenablement. Pour moi, la bouffe, c'est le meilleur de l'existence. Je connais, dans le coin, un restaurant à la hauteur, qui n'a pas son pareil pour le gigot aux haricots.
Nous avons rangé le mastodonte en bordure de la rue principale. J'ai mis les feux de position. Le soir tombait. Des estivants prenaient l'apéritif aux terrasses des cafés. Des touristes anglais, casqués de blanc, réparaient leur motocyclette, assis sur le trottoir.
Les voix résonnaient étrangement. Était-ce à cause de la présence de Mathias ? Mais, ce soir-là, tout me paraissait heureux et plein de sécurité. Cette petite ville sentait le travail fini, la poussière chaude, le Martini-zeste… Elle se baignait languissamment dans un odorant crépuscule d'été et s'enveloppait dans ses ombres.
On nous a servi à manger en terrasse. La bonne chère et les facéties de mon compagnon me rendaient optimiste.
— C'était l'heure paisible où les lions vont boire, ai-je récité à mi-voix.
— Moule-nous avec ta poésie, a ordonné Mathias, la bouche pleine ; déguste-moi plutôt ce melon frappé.
Il m'amusait.
Je découvrais brusquement, non sans surprise, à quel point m'avait manqué, depuis un an, la présence d'un camarade. J'avais vécu pendant cette période avec trop de gravité. Mon amour, mes remords, mes soucis n'avaient presque pas connu cet apaisement que des amis d'âge égal s'apportent en se fréquentant.
J'ai vidé mon verre et j'ai attendu la bouffée de chaleur qui suit l'ingestion du vin, cette exhalation amicale qui vous enveloppe la tête comme un linge chaud.
* * *
La nuit était complètement tombée lorsque nous sommes repartis. C'était à mon tour de conduire. Mathias a grimpé sur la couchette. Il s'est enroulé dans la vieille couverture noirâtre dont on ne pouvait préciser autrement la couleur tant elle était sale et graisseuse.
— Avant de démarrer, ouvre donc les réservoirs, m'a-t-il conseillé ; c'est pas la peine de charrier plus loin les trois mille litres de flotte qu'on a mis dans les citernes pour les rincer.
J'ai obéi. Je suis allé au caisson de droite où aboutissaient les six robinets d'écoulement et je les ai ouverts à fond. Après quoi j'ai escaladé le marchepied et claqué la portière. Mon camarade ronflait déjà. Je n'avais pas parcouru dix kilomètres qu'une conduite intérieure m'a fait un appel de phares ; elle m'a doublé et s'est rangée à quelques mètres du camion. J'ai cru que c'étaient les flics de la route. J'ai stoppé. Un type à cheveux blancs a couru à moi.
— Dites-donc, a-t-il crié, il doit y avoir des fuites à votre réservoir, ça pisse à gros bouillons.
— Je sais, c'est de l'eau… Merci quand même.
Il a eu l'air déçu et j'ai presque regretté que son altruisme se soit manifesté pour rien.
Le court arrêt avait éveillé Mathias.
— Tu vois, a-t-il murmuré, sur la route les types deviennent tous des copains.
Puis il s'est remis à ronfler.
* * *
La route décrivait une courbe aisée qui amorçait une descente. Montluçon, généreusement éclairée, s'étalait au bas de la côte. Elle possédait une allure de très grande ville, avec ses avenues marquées par un gigantesque pointillé lumineux. Je l'ai traversée rapidement. Des chiens errants se garaient lentement à notre approche et ne nous regardaient même pas passer tant ils étaient préoccupés par de louches désirs. Lorsque, sortant de cette vallée lumineuse, j'ai retrouvé la nuit molle, croulante d'étoiles, le sommeil a commencé à me brûler les paupières. Alors j'ai secoué Mathias. Il a poussé un grognement et s'est assis en bâillant sur le bord de la couchette, les jambes pendantes. Il s'est frotté les joues. Sa barbe avait poussé ; une barbe rousse qui produisait un bruit de paille.
— Tu parles, m'a-t-il grommelé. Je rêvais à Borchin… C'est de t'avoir retrouvé ; ça m'a rebranché avec le passé ; tu te souviens de sa figure de petite fille effrontée ? Tu sais comment il a fini ? Nous étions en Savoie, un gamin est venu nous dire qu'un des nôtres avait été tué dans une embuscade et que son corps gisait sur le bord de la route. J'ai dit que j'allais le chercher avec la camionnette, mais Borchin a voulu me doubler en douce ; il a filé avec la Simca et les boches lui ont balancé une grenade sur la gueule. J'ai vu son cadavre brûlé, on aurait dit celui d'un chien. Je l'ai ramené dans du grillage….
— Oublie tout ça, ai-je conseillé brusquement, si brusquement en vérité que Mathias m'a regardé d'un air surpris. Alors quoi, tu ne vas pas ruminer la guerre pendant le reste de ta vie ? Il y a d'autres choses qui donnent heureusement aux hommes le sentiment de leur grandeur.
— Oui, et quoi par exemple ?
— L'amour… le travail…
— Ce que tu es pompier, on croirait entendre un discours du père Nous-Voilà.
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