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Maurois était satisfait de mon travail. Il me complimentait pour les soins jaloux que je portais à son véhicule. Je savais ces compliments mérités car je montrais une grande conscience professionnelle. Sur la route je devenais un autre homme. Lorsqu'il m'arrivait de me pencher par la portière de gauche, j'étais interloqué par l'image que me confiait le rétroviseur. Mes traits crispés, mes yeux méfiants, mon nez pincé me surprenaient. En très peu de temps j'avais acquis une grande expérience de la route. Je connaissais ses gens, sa physionomie et ses drames, car, je l'ai déjà dit plus haut, il n'y a pas que les hérissons qui meurent sur les routes. Combien d'hommes ai-je déjà vu agoniser, sanglants et terreux, sur les talus de France ? Je me souviens d'un cantonnier qui avait fait exploser avec sa pioche une grenade perdue. L'engin lui avait arraché la jambe et je l'ai vu mourir, abruti de douleur, sans qu'il ait pu comprendre ce qui lui était arrivé. Et d'autres encore ! Tant d'autres qui sont tombés comme des soldats, terrassés par quelques secondes de défaillance : camions ayant percuté des arbres ; conducteurs qui, au moment de piquer un somme, avaient oublié d'allumer leurs feux de position ; barrières de passages à niveau baissées trop tard ; cyclistes roulant sans feux. Des heurts de ferraille, des chocs hideux de chairs écrasées, des cris d'épouvante et d'agonie — je vous ai en tête pour la vie, bruits de la route ! Je vous porte en mon cœur, gens de la route, gens de l'éternel voyage, qui suivez l'incessant courant de la droite ; de cette droite obsédante qui vous fait dormir les yeux ouverts… La route est notre patrie. Elle nous a conquis, nous sommes ses servants. C'est sur elle et pour elle que tout un peuple s'est battu ; pour la conquérir, borne par borne. Oui, c'est cet écheveau de goudron qui escalade les montagnes, franchit les fleuves et enjambe les gouffres que tant d'hommes ont payé de leur vie… sans toujours le savoir.
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Saint-Theudère-Paris, Paris-Saint-Theudère… Pendant quatre mois j'ai fait cet aller-retour. J'ai fini par connaître le trajet dans ses plus petits détails. Les établissements de routiers, les cités, les ponts, les panneaux indicateurs, les bornes, les accidents de terrain, les caniveaux, les arbres même me sont devenus familiers.
Je conduisais de chic, souvent sans y penser. Il y a dans le maniement du volant un côté mécanique qu'il faut posséder si l'on veut acquérir l'endurance nécessaire à l'exercice de cette redoutable profession.
Pendant combien de temps aurais-je accompli ce va-et-vient si, certain soir, Maurois n'avait pris à nouveau la fantaisie de m'accompagner ?
Le fait ne s'était pas reproduit depuis le jour de mes débuts ; Maurois n'aimait pas voyager. D'humeur casanière, le viticulteur ne se trouvait à l'aise que dans ses bottes crottées et sa veste de velours.
— Paris, m'expliquait-il, c'est pour nous autres hobereaux à la fois trop facile et trop fatiguant. Parlez-moi des chemins de terre, de mes vignes, de mes potagers, de ma chasse… Je ne suis pas l'homme des rues ; je bute contre les bordures de trottoirs, moi.
Il allumait un de ses horribles cigares italiens et en tirait quelques brèves bouffées.
— Dans l'existence, achevait-il, il faut tout de suite s'efforcer de tomber du côté où l'on penche ; de cette façon, c'est chose faite et on ne perd pas sa vie à chanceler.
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Nous sommes partis plus tard que de coutume, le maître de la Citadelle ayant été retenu par un fermier. Comme notre heure d'arrivée ne pouvait varier, il nous fallait rouler à vive allure ; tout retard aurait été une catastrophe, car nous transportions un chargement de pêches.
— Nous nous relaierons, m'a dit Maurois, je vais prendre le volant pendant une heure ou deux, tâchez de dormir.
Dormir !
C'est facile lorsque votre corps est soumis à ce perpétuel cahotement, lorsque à force de rouler, d'avaler des kilomètres, vous ne distinguez plus les heures de jour des heures de nuit, l'aube du crépuscule. Votre vie est éclairée, minutée, régie par la lumière et les cadrans du tableau de bord.
Je ne me le suis pas fait répéter… J'ai cherché une position commode, les pieds allongés, le buste glissé. J'ai regardé un moment la galopade verte des frondaisons ; cela me produisait l'effet soporifique d'une prière.
La chaleur du moteur montait du plancher et m'enveloppait les jambes dans une tiédeur de serre. C'était sédatif comme un bain de siège. Cette vague chaude a grimpé le long de mon corps ; je me suis endormi avec dans les oreilles le calme ronron du moteur, coupé par le raclement pénible du passage des vitesses.
Une exclamation — un cri plutôt — proféré par Maurois m'a éveillé.
Je me suis dressé sur mon siège. La nuit était venue. J'ai eu à peine le temps de comprendre que nous escaladions le talus, les phares ont comme malaxé une série de visions précipitées. Et puis ç'a été une cascade de chocs lourds, un éboulement furieux.
J'étais affolé et lucide. La route s'était rétrécie pour Maurois et il venait de passer entre deux arbres. Nous dévalions une pente abrupte. Nous étions jetés l'un sur l'autre et nous ne disions rien, car l'appréhension nous contractait. Je regardais Maurois sans le voir. Ce n'est que par la suite que je me suis souvenu de son visage gris, de ses lèvres vidées, de ses yeux traqués.
Ça m'a paru très long et ça a dû être très court.
J'ai eu l'impression de partir avec une gerbe lumineuse de feu d'artifice et d'éclater très haut sous un ciel de nuit. Un goût de sang. Un menu glou-glou. J'ai rêvé que je glissais sur les parois lisses et scintillantes d'un immense entonnoir.
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Je ne suis revenu à moi qu'à l'hôpital. Et cependant j'avais perçu les phases principales de mon transfert.
Aux limites de mon subconscient bourdonnaient des voix. J'avais éprouvé une sensation de balancement très doux, puis de trépidation. Et une odeur acidulée était venue me chercher au fond de cette calme inconscience. J'avais examiné sans le moindre étonnement les murs ripolinés et le globe de verre laiteux fixé au plafond par une chaîne dorée. Je savais où je me trouvais et je considérais que c'était la suite logique de l'aventure. J'étais bien, sans doute m'avait-on fait une piqûre… Une infirmière s'était penchée sur moi.
— Ce n'est pas grave ? ai-je questionné.
— Non, m'a-t-elle dit ; une bonne commotion et des plaies à la tête, assez laides mais sans gravité ; deux jours de lit par mesure de sécurité et vous pourrez rentrer chez vous.
— Et la personne qui m'accompagnait ?
— Une jambe brisée en deux endroits et des points de suture un peu partout. Vous vous en êtes relativement bien tirés tous les deux.
— A-t-on prévenu chez moi ?
— Je suppose que oui.
Au petit jour, deux gendarmes sont venus me voir pour les formalités. Grâce à eux, j'ai pu avoir quelques détails sur l'accident.
Je ne m'étais pas trompé en pensant que Maurois avait été terrassé par le sommeil. Il ne croyait pas s'être endormi, mais reconnaissait cependant qu'il avait perdu la notion exacte des choses. Traversant la route, le camion avait escaladé le remblai, nous avions dévalé une pente rapide, d'une trentaine de mètres, avant d'aller nous écraser contre un pylône à haute tension en plein champ.
Plus tard, on m'a montré des photographies du véhicule. Je n'ai pu croire que l'on ait retiré deux êtres vivants de cet amoncellement de fer, de bois, de vitres et de pêches.
Dans l'après-midi, Hélène est arrivée en compagnie de Thiard. Ils avaient emprunté la B 2 car le train les aurait obligés à passer par V… Je suis reparti le soir même avec eux. Le docteur chantait en conduisant. Sur le siège arrière, Hélène me tenait dans ses bras.
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