Je l’avais beaucoup remercié pour ses conseils philosophiques.
— Les ennemis les plus dangereux sont ceux qu’on ne soupçonne pas ! avais-je déclaré reconnaissant.
Il venait peut-être de me sauver la vie et, rien que pour cette raison, j’avais trouvé que ça méritait d’être frappé au coin du bon sens.
Pour l’anniversaire de Maman, tandis que mon père et l’Ordure partaient en barque tôt le matin préparer un feu d’artifice sur le lac, nous allions de notre côté faire le marché, acheter des bouteilles, du jambon, de la paella, des sépias entiers, des sépias ronds comme des bracelets, des bougies, des glaces, des gâteaux et encore des bouteilles. À notre retour, Maman me demandait de lui raconter des histoires extraordinaires pendant qu’elle cherchait la bonne tenue pour sa soirée d’anniversaire. À chaque fois ça durait des heures, elle enfilait ses vêtements, me demandait mon avis, qui était toujours positif, puis elle demandait l’avis du miroir qui remportait à chaque fois le jugement dernier car, disait-elle :
— Le miroir est plus objectif, il juge vraiment, parfois cruellement, mais sans mettre d’affectif.
Alors elle se changeait à nouveau, faisait tournoyer ses vêtements, dansait en sous-vêtements, trouvait que c’était parfaitement parfait mais pas totalement, et encore recommençait, en remettant les mêmes vêtements mais dans un ordre différent. Du lac nous parvenait le son saccadé des préparatifs, des rires, des cris, parfois des hurlements :
— Pas comme ça, l’orduu-uu-uuure ! disait l’écho de Papa.
— On va coule-eeeeeer ! lui répondait celui de l’Ordure.
— Arrête de gigote-ee-eeeer ! suppliait mon père.
— Santé-éééééé ! chantaient-ils en chœur.
Comme par enchantement, Maman trouvait les bons vêtements quelques minutes avant l’arrivée des invités, à chaque fois c’était vraiment bluffant. Le temps de repeindre ses lèvres, de peigner ses longs cils et elle accueillait les gens avec la grâce naturelle de celle qui s’est réveillée comme ça. Son allure parfaite aussi était un mensonge, mais quel splendide mensonge. En attendant que la nuit tombe, sur la terrasse drapée de blanc, les gens buvaient en se complimentant sur leur bronzage, leur tenue, leur épouse, et se félicitaient de ce temps incroyable dont pourtant ils n’étaient pas responsables. Mademoiselle Superfétatoire, habillée d’un collier en piécettes sur-mesure, déambulait entre les convives avec snobisme, et n’hésitait pas à picorer des bouts de seiche grillés en éclaboussant d’huile d’olive les pantalons trop proches d’elle. Puis, lorsque le dernier quartier ensoleillé disparaissait derrière le sommet de la montagne, Bojangles retentissait, porté dans l’atmosphère par la voix douce et chaude de Nina Simone et l’écho de son piano. C’était tellement beau que tout le monde se taisait pour regarder Maman pleurer en silence. D’une main, j’essuyais ses larmes, et de l’autre je tenais les siennes. C’est souvent dans ses yeux que je voyais les premiers feux exploser après le sifflement du décollage. Les premiers bouquets dispersant leurs couleurs dans le ciel prenaient la direction opposée en se reflétant dans le lac. Ces feux d’artifice siamois laissaient tout le monde bouche bée, pantois, puis, petit à petit, les applaudissements se faisaient entendre ; timides comme des clapotis au départ pour ne rien troubler, ils ne cessaient de s’amplifier pour se mêler avec les pétarades colorées. Ça grondait, ça claquait, ça crépitait, ça s’effilochait doucement avant de repartir de plus belle. Au dernier coup de canon, celui qui filait le plus haut, le plus loin, le plus fort, lorsque les paillettes de feu se dispersaient en tombant lentement vers la couverture étoilée du lac, Maman me susurrait :
— He jumped so high, he jumped so high, then he lightly touched down.
Alors nous allions danser.
— Ne me dites pas que vous allez encore travailler ! Mais vous allez vous tuer à la tâche, mon pauvre ami ! Quel jour sommes-nous ? avait-elle gémi avant de délaisser son oreiller pour m’agripper.
— Mercredi Eugénie, nous sommes mercredi et je travaille toujours le mercredi, comme tous les jours de la semaine d’ailleurs, répondis-je comme tous les matins, en me laissant accrocher bien volontiers par son corps tiède et câlin.
— Ah oui, c’est vrai, vous travaillez toujours le mercredi, mais rassurez-moi, ça ne va pas durer toute la vie ces âneries ?
— Si, je le crains, vous l’ignorez peut-être mais c’est le pain quotidien de beaucoup d’humains ! avais-je répondu, puis avec mes doigts j’avais essayé de remonter ses sourcils grognons et froncés.
— Alors expliquez-moi pourquoi le petit voisin du dessous ne travaille jamais le mercredi, lui ? avait-elle demandé en se hissant sur moi pour plonger ses yeux interrogateurs au plus profond des miens.
— Car c’est un enfant, chère amie, et les enfants ne travaillent pas le mercredi !
— J’aurais dû épouser un enfant plutôt que mon grand-père, ma vie aurait été beaucoup plus sympathique, du moins le mercredi, s’était-elle désolée avant de se laisser retomber sur le côté.
— Oui j’imagine, mais c’est mal, très mal. D’ailleurs c’est interdit par la loi et la morale.
— Oui, mais au moins les enfants s’amusent le mercredi, alors que moi je vous attends et je m’ennuie ! Et pourquoi le monsieur du premier étage lui non plus ne travaille jamais ? Je le vois tous les jours sortir ses poubelles à midi quand je rentre de l’épicerie. Il descend ses poubelles, les yeux chassieux et les cheveux en bordel ! Il est toujours habillé avec son costume de sport, alors qu’il ne doit pas en faire beaucoup, car il est gras et rond comme un cochon. Ne me dites pas que c’est un enfant lui aussi ou je vais vraiment croire que vous me prenez pour une abrutie !
— Non, le monsieur du premier étage c’est différent, il est au chômage, et j’imagine qu’il aimerait bien travailler le mercredi lui aussi.
— C’est bien ma veine, j’ai donné ma main au seul pékin qui travaille le mercredi, psalmodia-t-elle avec un air affligé, sa main posée sur ses yeux fermés, pour se cacher de cette horrible réalité.
— Si vous voulez vous occuper, j’ai bien une idée…
— Je vous vois venir avec vos sordides idées, vous voulez que je me mette à travailler ! Je vous ai déjà dit qu’une fois j’ai essayé. Je m’en souviens parfaitement bien, c’était un jeudi matin.
— Oui, je sais, moi aussi, je m’en souviens parfaitement. Vous avez travaillé chez un fleuriste, et vous avez été renvoyée car vous refusiez de faire payer les bouquets !
— Mais enfin, dans quel monde vivons-nous ? On ne vend pas les fleurs, les fleurs c’est joli et c’est gratuit, il suffit de se pencher pour les ramasser. Les fleurs c’est la vie, et à ce que je sache on ne vend pas la vie ! Et puis je n’ai pas été renvoyée, je suis partie toute seule, de mon propre chef, j’ai refusé de participer à cette escroquerie généralisée. J’ai profité de la pause du déjeuner, et je suis partie avec le plus gros et beau bouquet jamais confectionné dans le monde entier.
— C’est tout à votre honneur de réussir à allier vos valeurs avec un comportement de voleur. Il y avait déjà Robin des bois, moi j’ai épousé Rapine des fleurs ! Mais je me disais que si vous refusiez l’emploi, vous pourriez au moins aider le voisin à en trouver un… Notre carnet d’adresses déborde de gens importants, ainsi je ne serais plus le seul pékin de l’immeuble à travailler le mercredi.
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