— Bandar-e Torkaman ?
— … Oui, je crois que c’est ça ! Tomás alla s’asseoir près d’elle et se pencha sur la carte. Montrez-moi.
L’Iranienne posa le doigt sur le point de la carte signalant la ville.
— C’est ici.
— C’est bien ça, répéta Tomás, avec davantage de conviction. Bandar-e Torkaman.
— Et que se passe-t-il à Bandar-e Torkaman ?
— Il y a un bateau qui m’y attend… du moins j’espère.
— Quel bateau ?
— Je crois que c’est un chalutier, mais je n’en suis pas sûr.
— Il y a beaucoup de chalutiers sur la mer Caspienne. Si vous le voyez, vous l’identifierez ?
Il fit un nouvel effort de mémoire.
— C’est un nom très court, semblable à celui de la capitale de… de l’Azerbaïdjan ou…
— Bakou ?
— Voilà ! Bakou ! C’est le nom du bateau.
Ariana examina à nouveau la carte.
— Il n’y a pas de temps à perdre, dit-elle. Nous devons vous y emmener le plus vite possible.
— Vous pensez qu’on pourrait partir demain ?
Ariana écarquilla les yeux et le fixa avec intensité.
— Demain ?
— Oui.
— Non, Tomás, ça ne peut pas être demain.
— Alors quand ? Avant la fin de la semaine ?
Ariana secoua la tête, une soudaine expression de mélancolie voilant ses yeux.
— Dans dix minutes.
Au moment des adieux, ils s’embrassèrent amicalement, observés par les yeux vigilants d’Hamideh et de Sabbar. Tomás aurait tout donné pour un moment d’intimité, rien qu’un instant ; il aurait voulu s’enfermer dans un coin et lui dire adieu sans contrainte. Mais l’historien savait qu’on était en Iran, où de tels gestes, dans de telles circonstances, seraient inadmissibles. Et s’il y avait une chose qu’il ne souhaitait pas, c’était mettre Ariana dans l’embarras. Il lui donna deux tendres baisers sur les joues et fit un effort pour ne pas la serrer dans ses bras.
— Vous m’écrirez ? demanda-t-elle à voix basse, en se mordant la lèvre inférieure.
— Oui.
— Vous me le promettez ?
— Je vous le promets.
— Vous me le jurez sur la tête d’Allah ?
— Je vous le jure sur votre tête.
— Sur la mienne ?
— Oui. Vous valez plus qu’Allah. Bien plus.
Au moment de sortir, il s’efforça de ne pas se retourner. Il suivit Sabbar jusqu’à l’ascenseur et entendit la porte de l’appartement claquer derrière lui.
Il garda le silence, pensif, triste, et il entra dans l’ascenseur sans dire un mot ; plié entre ses mains, il tenait distraitement le tissu rêche d’un tchador noir qu’Hamideh lui avait remis, quelques instants auparavant, pour le voyage.
— Ariana ghashang , dit l’Iranien quand l’ascenseur s’ébranla et se mit à descendre.
— Hein ?
— Ariana ghashang , répéta-t-il. Il embrassa le bout de ses doigts. Ghashang .
— Oui, répondit-il en souriant avec mélancolie. Elle est belle.
Sabbar pointa du doigt le tchador que le Portugais tenait entre ses mains et lui fit signe de l’enfiler sans attendre. Pendant que l’ascenseur continuait de descendre, Tomás plongea sa tête dans l’étoffe.
La Mercedes traversa la ville avec une agaçante lenteur, prise dans les embouteillages inextricables de Téhéran. Ils s’engagèrent dans le bruyant réseau des avenues et contournèrent à nouveau la place Imam Khomeini, avant de s’enfoncer dans le dédale des rues qui s’étendaient à l’est. Tomás observait tout avec une vive inquiétude, ses yeux ne cessaient d’aller d’un point à un autre, attentifs aux détails les plus improbables ; chaque visage et chaque voiture renfermait une menace, chaque voix et chaque coup de klaxon donnait l’alerte, chaque arrêt et chaque mouvement faisait craindre une attaque.
Le danger semblait le guetter de toutes parts et il dut se raisonner en se répétant que son imagination lui jouait des tours. En réalité, ils avaient monté un plan et tout se déroulait comme prévu. Avant de partir, ils avaient estimé que faire le voyage en voiture jusqu’à Bandar-e Torkaman présentait certains risques, notamment à cause des barrages que les autorités pouvaient dresser sur les routes pour localiser le fugitif. Ils avaient donc opté pour les transports en commun. Tomás serait une bigote en tchador ayant fait vœu de silence, et il était convenu que tout échange avec un tiers serait mené par Sabbar, son guide.
Suivant le plan établi, ils se garèrent une demi-heure plus tard, après avoir franchi les embouteillages de fin de journée et atteint leur première destination.
— Terminal e-shargh, annonça Sabbar.
C’était la gare routière de l’est. Tomás la contempla depuis l’autre côté de la rue et ne put s’empêcher de la trouver petite, bien trop petite pour une gare qui, au bout du compte, desservait toute la province de Khorasan et la région de la mer Caspienne.
Ils traversèrent la rue, entrèrent dans l’enceinte de la gare et se frayèrent un chemin entre les voyageurs, les bagages et les bus aux moteurs ronflants. Ils arrivèrent à la billetterie, l’Iranien acheta deux tickets et fit signe à Tomás de se dépêcher, son bus était sur le point de partir. Ayant rejoint la zone des départs, ils se retrouvèrent devant un vieux tas de ferrailles, bourré de paysans, de pêcheurs au teint basané et de femmes en tchador.
Ils montèrent dans le bus et l’Européen qu’était Tomás réprima une grimace de dégoût, même s’il n’avait aucune raison de s’abstenir, puisque personne ne pouvait voir son visage. Des restes de nourriture jonchaient les sièges et des volailles en cage se mêlaient aux passagers, ici des poules, là des canards, là-bas des poussins. L’air était saturé de l’odeur moite des excréments et des farines aviaires, des relents acides d’urine et de transpiration humaine, mêlés aux vapeurs nauséabondes du gasoil brûlé qui envahissaient toute la gare.
Le bus partit cinq minutes après, à 18 heures précises. Le véhicule s’engagea sur la route en bringuebalant, son pot d’échappement dégageait une épaisse fumée noire et son moteur ronflait furieusement. La circulation dans Téhéran était toujours aussi infernale, avec ses queues de poisson improbables, ses klaxons permanents et ses brusques freinages. Le bus mit presque deux heures pour sortir de la ville, mais, finalement, après maints arrêts et démarrages fumants, il dépassa la zone urbaine et longea tranquillement les montagnes.
Ce fut un voyage sans histoire, accompli de nuit dans une zone montagneuse, un parcours plein de virages, de montées et de descentes, où les phares éclairaient fugitivement la nappe de neige recouvrant les bords de la route. Pour combattre la nausée causée par les virages, les relents de gasoil et le port du tchador, Tomás ouvrit la vitre et passa une grande partie du voyage à respirer l’air froid et raréfié des Elbourz, ce qui ne fut pas du goût de quelques passagers, qui préféraient les odeurs tièdes et repoussantes aux courants d’air purs et glacés.
Tomás et Sabbar arrivèrent à Sari vers 23 heures et furent hébergés dans un petit hôtel du centre, nommé Mosaferkhuneh. Sabbar demanda que le repas soit servi dans les chambres et tous deux se retirèrent pour la nuit. Assis sur son lit, sans son tchador, Tomás digérait son kebab en contemplant la ville endormie par la fenêtre. Il fixait une curieuse tour blanche, avec une horloge, dressée au milieu de la place Sahat, juste devant lui.
Au matin, ils prirent un bus à destination de Gorgán et, pour la première fois, Tomás put apprécier à la lumière du soleil le paysage de cette région côtière. Celui-ci différait totalement de celui de Téhéran. Là-bas s’élevaient des monts escarpés, des pics neigeux, surplombant des plaines arides ; ici, s’étendait une forêt luxuriante, dense, quasi tropicale, une véritable jungle coincée entre les montagnes et la mer.
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