— Bienvenue professeur, salua-t-elle. Je suis heureuse de vous voir libre.
— Pas autant que moi, soyez en sûr.
La femme sourit.
— J’imagine.
Ils entrèrent dans un appartement et Sabbar disparut dans le couloir. L’Iranienne grassouillette fit signe à Tomás d’entrer dans le salon et de s’installer sur le canapé.
— Vous pouvez retirer le tchador, si vous voulez, dit-elle.
— Oh oui, je le veux ! s’exclama Tomás.
Il pencha son buste et remonta le long tissu noir jusqu’à que sa tête apparaisse, les cheveux en bataille, enfin délivrée de cette gangue.
— Vous vous sentez mieux ?
— Beaucoup mieux, soupira l’historien.
Il se laissa tomber dans le canapé et chercha à se détendre.
— Où sommes-nous ?
— Dans le centre de Téhéran. Près du parc Shahr.
Il regarda par la fenêtre. Les arbres se profilaient à quelques centaines de mètres de là, le vert apaisant des feuillages contrastant avec le gris froid de la ville.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe ? Qui êtes-vous ?
L’Iranienne sourit avec bonhomie.
— Mon nom est Hamideh, mais je crains de n’être pas autorisée à vous expliquer quoi que ce soit. Dans un moment quelqu’un arrivera et répondra à toutes vos questions.
— Qui ?
— Soyez patient, dit-elle, en baissant les yeux. Désirez-vous manger quelque chose ?
— J’en rêverais ! Je meurs de faim, s’exclama-t-il. Que puis-je vous demander ?
— Voyons… laissez-moi réfléchir, dit-elle en hésitant. Nous avons du bandemjun et aussi du ghorme sabzi .
— Tout ! Je veux bien tout ce que vous me proposez.
Hamideh se leva et disparut dans le couloir, laissant Tomás seul dans le salon. L’historien se sentit exténué et ferma les yeux, s’efforçant de se reposer un peu.
Un bruit le réveilla aussitôt. Quelqu’un avait sonné à la porte.
Un deuxième coup de sonnette retentit.
Tomás entendit dans le couloir un pas lourd s’approcher et aperçut la plantureuse silhouette d’Hamideh se diriger vers le vestibule de l’appartement, juste en face du salon. L’Iranienne prit le combiné de l’interphone et échangea quelques paroles en farsi. Elle reposa ensuite le combiné et tourna la tête vers Tomás.
— La personne qui vous expliquera tout arrive.
Hamideh tira le verrou de sûreté, entrouvrit la porte et repartit dans le couloir en direction de la cuisine.
Tomás resta assis sur le canapé, dans l’expectative, les yeux rivés à cette porte entrebâillée, l’attention fixée sur ce qui allait se passer. Il entendit l’ascenseur descendre, s’arrêter, puis remonter. Il vit le voyant de l’ascenseur s’allumer au moment où la cabine s’arrêta dans une secousse et que la porte s’ouvrit dans un claquement. Celui qui devait tout expliquer fut d’abord une silhouette, une ombre, puis une personne bien réelle.
Ils se regardèrent.
Ce qui surprit le plus Tomás fut de ne ressentir aucune surprise. Comme s’il avait toujours su que les choses finiraient ainsi, comme si le cauchemar s’était transformé en rêve, et que celui-ci n’était finalement que le dénouement naturel de tout ce qu’il avait vécu au cours de cette dernière et intense semaine.
Tomás vit la silhouette élancée s’arrêter sur le seuil de la porte, hésitante. Ils restèrent là, sans bouger, à se regarder, lui les yeux pleins de larmes qu’il n’arrivait plus à contenir, elle bouche bée, ses cheveux noirs tombant sur son front ivoirin et ses yeux couleur de miel le fixant avec une expression d’appréhension, d’inquiétude et de soulagement.
— Ariana.
Tandis qu’il dévorait la viande hachée, les haricots et la salade du ghorme sabzi servi par Hamideh, Tomás raconta à Ariana tout ce qui lui était arrivé ces quatre derniers jours. L’Iranienne l’écouta en silence, surtout attentive aux détails concernant la prison d’Evin, hochant la tête avec tristesse en l’entendant parler du traitement qu’il avait subi lors de l’interrogatoire ou des détails de sa détention dans le cachot d’isolement.
— Malheureusement il y a beaucoup de gens qui passent par là, commenta-t-elle. Et Evin n’est pas la pire.
— Oui, il y a la prison 59, là où ils allaient me transférer.
— Oh, il y en a beaucoup. La prison 59, à Valiasr, est sans doute la plus célèbre, mais il en existe bien d’autres. Par exemple, la prison 60, l’Edareh Amaken, la Towhid. Parfois, quand la contestation monte contre ces centres de détention illégaux, ils font fermer quelques-unes d’entre elles mais pour en ouvrir d’autres aussitôt après. Elle secoua la tête. Personne ne les contrôle.
— Et comment avez-vous su où je me trouvais ?
— J’ai des relations au Bureau national des Prisons, des personnes qui me doivent des services. Officiellement, le Bureau dirige la prison d’Evin ; officieusement, il n’en est rien. En réalité, le pouvoir est aux mains d’autres organisations. Mais, quoi qu’il en soit, le Bureau parvient quand même à savoir ce qui s’y passe. J’étais morte d’inquiétude en apprenant votre emprisonnement, alors j’ai joué de mes relations. Je savais que vous alliez passer un mauvais moment à Evin, mais vous étiez, au moins, dans une prison légale et qu’on ne pouvait rien vous faire sans que ce fût enregistré. Ma plus grande crainte était qu’on vous envoie dans un centre de détention illégal. Là j’aurais perdu votre trace et, pire, il n’y avait aucune garantie que vous puissiez réapparaître un jour. J’ai donc parlé à quelques amis liés aux mouvements réformistes pour leur demander de l’aide.
— Vous vouliez venir me chercher à Evin ?
— Non, non. Tant que vous étiez à Evin, nous ne pouvions rien faire. Evin est une prison légale, nous aurions tous été fusillés si on nous avait capturés lors de notre tentative pour vous libérer. Le transfert vers d’autres centres de détention était le point crucial, pour deux raisons précises. D’abord parce que c’était le moment où vous sortiriez, ce qui nous permettait de vous approcher plus facilement. Ensuite, parce que le problème de la légalité ne se posait plus. Comme les centres de détentions sont illégaux, à votre sortie d’Evin vous n’étiez techniquement plus prisonnier. Si nous avions été arrêtés, de quoi aurions-nous été accusés ? De stopper la circulation ? D’éviter une détention illégale ? À ce moment-là, vous étiez administrativement une personne libre et cela aurait été notre argument de défense.
— Je comprends.
— Le point essentiel était d’obtenir l’information concernant votre transfert, ce qui, étant donné mes relations au Bureau national des Prisons, n’était pas une tâche trop difficile. Et effectivement j’ai appris hier que vous seriez transféré aujourd’hui à la prison 59 si vous refusiez de collaborer, si bien que nous avons eu presque vingt-quatre heures pour monter l’opération.
Tomás repoussa son assiette et allongea le bras, pressant doucement la main d’Ariana.
— Vous avez été extraordinaire, dit-il. Je vous dois la vie et je ne sais pas comment vous remercier.
L’Iranienne tressaillit, le fixant de ses grands yeux et pressant sa main en retour, mais un bruit provenant du couloir la fit brusquement regarder avec angoisse vers la porte du salon.
— Heu… Je… balbutia-t-elle. Je… n’ai fait que mon devoir. Je ne pouvais pas vous laisser vous faire tuer !
— Vous avez fait beaucoup plus que votre devoir, dit Tomás, en lui caressant la main. Beaucoup plus.
Ariana regarda de nouveau vers l’entrée du salon et retira sa main, anxieuse.
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