— Le ministre n’en a pas parlé comme d’une relique.
— Et comment en a-t-il parlé ?
— Il a dit que c’était un document de la plus haute importance pour la sécurité de l’Iran. Il s’approcha du détenu et lui chuchota à l’oreille. Il a dit que c’était un secret d’État.
— C’est parfaitement ridicule, protesta Tomás. C’est un document scientifique. Du moins c’est ce qu’ils m’ont toujours affirmé et je n’ai jamais eu aucune raison d’en douter. Il prit un autre ton de voix, cherchant à avoir l’air de quelqu’un de raisonnable. Écoutez, si c’était vraiment un secret d’État, vous pensez qu’ils m’auraient engagé pour le déchiffrer ? Hein ? Vous croyez ? Comme s’ils ne pouvaient pas trouver ici des gens capables de le faire ! Pour quelle raison auraient-ils demandé à un Occidental de déchiffrer un document si sensible ?
— Ils avaient leurs raisons.
— Naturellement qu’ils en avaient, s’exclama le détenu. Des raisons scientifiques.
— Des raisons d’État.
— Excusez-moi, mais ce que vous dites là n’a aucun sens. Réfléchissez, n’est-ce pas l’Iran qui souhaite utiliser l’énergie nucléaire à des fins pacifiques ? N’est-ce pas l’Iran qui affirme qu’il ne veut pas développer d’armes atomiques ? Alors comment aurais-je volé à l’Iran ce que le pays ne possède ni n’a l’intention de posséder ?
— Vous êtes très habile…
— Ce n’est pas une question d’habileté, mais de bon sens. Je vous rappelle que ce n’est pas moi qui ai demandé à venir en Iran. C’est vous qui m’avez invité. J’étais très bien dans mon coin, je vaquais tranquillement à mes affaires, quand vous m’avez contacté pour me demander de venir ici. Je n’ai jamais…
— Ça suffit, coupa le colonel Kazemi. Vous étiez notre invité, mais vous ne vous êtes pas conduit comme tel. Vous avez été surpris dans le ministère de la Science à minuit en train de forcer un coffre renfermant un secret d’État. Quand nous sommes entrés dans les lieux, vous avez ouvert le feu et blessé…
— Ce n’est pas moi, c’est l’autre.
— C’était vous.
— Non, je vous ai déjà dit que c’est l’autre qui a ouvert le feu.
— Qui était l’autre ?
Tomás hésita. Il était venu là, déterminé à ne rien dire et il s’aperçut que, de fil en aiguille, il en était presque déjà à raconter l’histoire de sa vie.
— J’exige de parler d’abord avec un diplomate de l’Union européenne.
— Comment ?
— J’exige de parler d’abord…
Un pincement brutal au cou, comme une morsure féroce, lui fit tourner la tête. Il hurla de douleur et ne comprit qu’au bout d’un instant ce qui venait d’arriver.
Le colonel avait écrasé sa cigarette sur son cou.
— Puisque la manière douce ne fonctionne pas, on va passer à la manière forte, dit l’officier d’une voix neutre.
Kazemi lança quelques ordres en farsi et Tomás perçut aussitôt des mouvements autour de lui. Il se prépara au pire et se recroquevilla sur son siège, dans l’attente des coups. Plusieurs mains le saisirent par les bras et par son uniforme de prisonnier et l’obligèrent à se mettre debout.
— Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous allez me faire ? demanda-t-il d’autant plus angoissé que le bandeau ne lui permettait pas de voir ce qui se passait autour de lui.
— Nous allons vous faire parler, fut la réponse sèche de Kazemi.
— Vous allez me torturer ?
— Non. Nous allons faire pire.
— Qu’allez-vous faire ?
— Nous allons vous envoyer à la section 209.
Un cercueil.
Lorsque Tomás, débarrassé de ses menottes, fut jeté dans la cellule et qu’il put, après avoir ôté son bandeau, observer le lieu où il se trouvait, ce fut sa première impression.
Ils m’ont mis dans un cercueil.
Le cachot était si étroit, à peine un mètre de largeur, qu’il ne pouvait écarter les bras. Une longueur de deux mètres permettait tout juste de faire trois pas, ou plutôt un pas et demi, puisque le reste était occupé par un W.-C. et un lavabo. Il leva la tête et mesura la hauteur. Environ quatre mètres. Au plafond, une petite ampoule éclairait la cellule. Tomás lui attribua une quarantaine de Watts, pas plus. Le sol semblait enduit de chaux et les murs blancs, rapprochés, oppressants, lui donnaient l’impression de l’écraser de tous côtés.
Un véritable cercueil.
Jamais dans sa vie Tomás ne s’était senti aussi comprimé par des murs, si comprimé qu’il eut la nette sensation d’être enterré vivant. Il commença à respirer avec difficulté et dut fermer les yeux et dilater ses narines pour maîtriser l’angoisse qui peu à peu l’assaillait. Plutôt que de s’asseoir sur ce sol en chaux, il préféra rester debout. Il voulut faire un pas, mais c’est tout ce qu’il put faire, tant le cachot était étroit, tant l’espace était réduit.
Une heure s’écoula.
Les accès d’asphyxie et d’angoisse se succédaient, accompagnés de vertiges. Il éprouvait la claustrophobie de celui qu’on avait enfermé dans un tombeau, jeté dans une sépulture aux parois blanchies à la chaux et éclairé par une petite ampoule de quarante Watts. Épuisé, il s’adossa au mur.
La deuxième heure passa.
Le silence était absolu, suffocant, sépulcral. Il lui semblait impossible qu’un silence aussi profond put exister, tellement profond qu’il entendait gronder sa respiration comme s’il s’agissait d’une tempête et que le léger grésillement de l’ampoule lui faisait l’effet d’une énorme mouche à viande bourdonnant à son oreille. Il sentit ses jambes flageoler et s’assit sur la chaux.
Des heures défilèrent. Il perdit la notion du temps. Les secondes, les minutes, les heures se succédaient sans qu’il puisse en saisir le passage ; il était comme suspendu dans le temps, perdu dans une dimension occulte, flottant dans l’oubli. Il ne voyait que les murs, l’ampoule, le W.-C., le lavabo, son corps, la porte et le sol. Il n’entendait que le silence, sa respiration et le grésillement de l’ampoule. Il se souvint du vieux dans la cellule commune lui disant qu’il y avait des cachots encore pires, que dans la prison 59 on devenait fou en une seule nuit, mais il ne put rien imaginer de pire que l’endroit où il se trouvait. Il voulut chanter, mais il ne connaissait pas les paroles de la plupart des chansons et se contenta d’ânonner quelques comptines. Il fredonna encore plusieurs mélodies, les unes derrières les autres, résolu à être le propre tourne-disque de lui-même. Il se mit à parler tout seul, davantage pour entendre une voix humaine que pour dire quelque chose, mais, au bout d’un moment, il se tut, considérant qu’il avait déjà l’air d’un fou.
— Allaaah u akbaaar !
La voix stridente d’un Iranien qui braillait remplit soudain la cellule. Tomás sursauta et regarda autour de lui, hébété. Il s’agissait d’un haut-parleur qui lançait l’appel à la prière. L’appel dura trois ou quatre minutes, le volume toujours à fond, presque assourdissant, puis il s’arrêta.
De nouveau le silence.
Un silence sinistre, un silence si caverneux que même la vibration de l’air bourdonnait à ses oreilles. Muré dans cet espace étroit, sans pouvoir écarter les bras ni faire deux pas dans la même direction, l’esprit de Tomás commença à divaguer sur les circonstances, sa situation désespérée, la futilité de sa résistance. À quoi bon résister puisque son sort était scellé ? Ne valait-il pas mieux anticiper le dénouement inéluctable ? Pourquoi craindre la mort puisqu’il était déjà mort là où il se trouvait ? Oui, il était déjà mort sans l’être, on l’avait enterré dans un cercueil et il n’était plus qu’une sorte de mort-vivant.
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