— Quoi ?
— Langley dit que, puisqu’elle refuse de coopérer, il vaut mieux la renvoyer chez les Iraniens.
— Vous êtes fous ?
— Pardon ?
— Vous ne pouvez pas faire ça, vous entendez ?
— Ah, non ? Pourquoi ?
— Parce que… ils vont la tuer.
— Les Iraniens vont la tuer ?
— Bien sûr. Oubliez-vous qu’elle m’a aidé ?
— En quoi cela nous concerne-t-il ?
— Ils pensent à présent qu’elle est du côté de la CIA. Ces gens sont paranoïaques, qu’est-ce que vous croyez ?
— Je vous répète ma question. En quoi cela nous concerne-t-il ?
— Mais si vous la renvoyez là-bas, vous l’envoyez à la mort.
— Et après ? Nous ne lui devons rien. Après tout, elle ne nous a pas aidés. Pourquoi devrions-nous nous soucier de ce qui se passe entre elle et le régime qu’elle cherche stupidement à protéger ?
— Elle ne cherche à protéger aucun régime. Elle cherche seulement à ne pas trahir son pays. Rien n’est plus normal, vous ne trouvez pas ?
— Très bien. Alors, il est également normal que nous la rapatrions, puisqu’elle refuse de nous aider. Vous ne pensez pas ?
— Non, je ne pense pas ! vociféra Tomás, élevant la voix pour la première fois. Je pense que c’est un crime. Si vous faites ça, vous ne serez que des bandits. Des gangsters de la pire espèce.
— Allons, Tomás. Arrêtez d’exagérer.
— Moi ? J’exagère ? N’oubliez pas que vous vous étiez engagés à la protéger des Iraniens et quel est le résultat ? Non seulement vous l’avez séquestrée à notre arrivée à Lisbonne, mais vous voulez maintenant la renvoyer chez ces mêmes Iraniens dont vous étiez censés la mettre à l’abri. Comment appelez-vous ce genre de saloperie ?
— Écoutez, Tomás. Nous nous sommes engagés à la protéger en échange du secret caché dans le manuscrit d’Einstein. Vous ne nous avez pas révélé ce secret, que je sache ?
— Mais je vous en ai révélé l’essentiel.
— Alors, quelle est la formule de Dieu ?
— C’est la seule chose que je n’ai pas encore élucidée. Mais je vous ai déjà dit que j’étais sur le point de le faire.
— Ce ne sont là que des paroles. Le fait est que vous ne nous avez rien révélé et que le temps qui vous était imparti touche à sa fin.
— Donnez-moi encore quelques jours.
Il y eut un bref silence embarrassé.
— C’est impossible, dit enfin Greg. Un avion de la CIA va partir cette nuit de la base aérienne de Kelly, au Texas, à destination de Lisbonne. Il arrivera demain à l’aube. À 8 heures, il s’envolera vers Islamabad, au Pakistan, où votre amie sera livrée aux Iraniens.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! rugit Tomás, hors de lui.
— Tomás, ce n’est pas moi qui ai pris cette décision. C’est un ordre de Langley et il est déjà en voie d’exécution. J’ai ici un message qui indique que les instructions ont été envoyées au Joint Command and Control Warface Center , à Kelly AFB.
— C’est un crime.
— C’est de la politique, rétorqua Greg sur un ton calme. Écoutez-moi bien, Tomás, car il y a encore un moyen d’arrêter ça. Vous avez jusqu’à demain matin huit heures pour me remettre le secret du manuscrit. Si vous ne me donnez pas le secret dans ce délai, je ne pourrai pas arrêter le rapatriement de votre amie. Vous avez compris ?
— Demain, à huit heures du matin ? Mais comment voulez-vous que j’élucide tout en si peu de temps ? C’est impossible !
— C’est vous le professionnel.
— Écoutez, Greg, il faut me laisser plus de temps.
— Vous n’avez toujours pas compris, Tomás. Cette décision n’est pas la mienne. Elle a été prise à Langley et elle est irréversible. Je ne fais que vous informer du moyen de stopper le processus, rien d’autre. Si vous nous révélez le secret, nous serons automatiquement dans l’obligation de respecter les termes de l’accord que nous avons passé au téléphone quand vous étiez à Lhassa. Tant que vous n’aurez pas rempli intégralement votre part du contrat, nous estimerons que nous ne sommes pas obligés de remplir intégralement la nôtre.
— Vous ne pouvez pas faire ça.
— Tomás, il est inutile de discuter avec moi. Cela ne changera rien car ça n’est pas moi qui décide.
— Mais vous pourriez convaincre vos supérieurs à Langley de me donner plus de temps.
— Tomás…
— Il est déjà 17 heures et il ne me reste que quinze heures.
— Tomás…
— C’est trop peu pour que je puisse tout élucider.
— Bon sang, Tomás ! cria Greg, dont la patience était à bout. Vous êtes bouché ou quoi ?
Tomás resta figé au téléphone, surpris par la soudaine colère de l’Américain.
— Je viens de vous dire que tout ça n’était pas de mon ressort ! hurla l’Américain, s’emportant pour la première fois. Ce n’est pas moi qui prends les décisions. Rien ne dépend de moi. Rien. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse arrêter le rapatriement de votre amie. Une seule et rien qu’une. Déchiffrer ce fichu secret. Le cryptologue resta silencieux. Vous avez jusqu’à demain, 8 heures.
Et Greg Sullivan raccrocha.
Le Pátio das Escolas était calme à cette heure tardive du jour, on voyait seulement un groupe d’étudiants qui montait le large escalier menant à la rue Latina et deux fonctionnaires qui bavardaient au pied de l’élégant beffroi. Après avoir franchi la vieille porte Férrea, Tomás ralentit et, malgré l’angoisse, il ne put s’empêcher d’admirer ce mélange de façades à la fois sobres et exubérantes, où se concentraient plus de sept cents ans d’enseignement. À l’origine, c’était le palais royal, lieu où naquirent et vécurent de nombreux rois de la première dynastie, mais, depuis des siècles, l’endroit était devenu le cœur de l’académie où son père enseignait, l’université de Coimbra.
L’ensemble était disposé en U, autour d’une cour recouverte de gravillons. Tomás la traversa et se dirigea vers le bâtiment du fond, s’arrêtant devant la magnifique entrée ; la porte était insérée dans un spectaculaire arc de triomphe, au sommet couronné des armes du Portugal. Ce bloc rectangulaire était l’une des plus belles bibliothèques du monde. La bibliothèque Joanina.
En pénétrant dans ce monument trois fois séculaire, le cryptologue sentit s’exhaler des murs richement décorés l’odeur du cuir qui reliait les manuscrits, mêlée au relent douçâtre du vieux papier. Devant lui se profilaient trois salles, séparées par des arcades ornées dans le même style imposant que le portail de l’entrée. La bibliothèque sommeillait sous une lumière tamisée, où régnait l’ombre et le silence. Tout l’intérieur du bâtiment était recouvert d’étagères, on voyait des rangées de livres sur deux niveaux ; les plafonds peints s’alliaient harmonieusement aux teintes rouge et or de la décoration, ici le baroque atteignait incontestablement toute sa splendeur.
— Professeur Noronha.
Tomás regarda vers la gauche, d’où provenait la voix, et vit Luís Rocha surgir d’un recoin et s’avancer vers lui, un sourire aux lèvres. Il fit un effort pour y répondre, mais ses lèvres se courbèrent et son regard resta triste et terne, chargé d’inquiétude.
— Comment allez-vous, professeur Rocha ? salua Tomás, en allongeant son bras.
Ils se serrèrent la main.
— Bienvenue dans mon refuge favori, s’exclama Luís. Il balaya d’un geste toute la bibliothèque, y compris les innombrables œuvres somptueusement reliées sur les rayons. Cent mille livres nous entourent.
— Ah, très bien, dit l’historien d’un air absent, incapable d’apprécier quoi que ce soit. D’abord, je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer aussi vite.
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