Samuel Fincher était conscient de tous les risques de son expérience. Il décida donc, avec le peu de volonté qui lui restait, de mettre au point le protocole d'activation de l'émetteur.
Le docteur Tchernienko, sur ses indications, fit fabriquer un émetteur radio à la fréquence de son récepteur cérébral mais qui ne pouvait être activé que par un code secret que Fincher ne connaissait pas,
II rentra à l'hôpital Sainte-Marguerite et expliqua à Jean-Louis Martin ce qu'il faudrait faire. Le neuropsychiatre effectua lui-même les branchements, et l'émetteur put bientôt être activé par son patient. Ce dernier était évidemment le seul à connaître le code secret.
– Tu seras mon inconscient, lui dit-il.
«Tu vas avoir deux inconscients pour le prix d'un, car ma propre conscience est désormais assistée de celle d'Athéna. A nous deux nous n'abuserons jamais de l'immense pouvoir que nous avons sur toi. Je te le jure.»
Fincher souleva son chapeau et montra ce qu'il y avait dessous.
Les deux hommes se regardèrent, chacun avec sa prise sur la tête: Martin avec un bonnet d'où partaient des fils, Fincher avec son antenne radio.
– Elle est un peu voyante, mais j'ai commandé une antenne plate qui ne sera pas plus grosse qu'un grain de beauté. Dès qu'elle sera arrivée et que mes cheveux auront suffisamment repoussé pour la camoufler, j'enlèverai ce chapeau.
«Ça te va pas mal, les chapeaux», pensécrivit Jean-Louis Martin.
– Maintenant, vous, Ulysse et Athéna, aidez-moi à me surpasser.
Le malade du LIS, fier de la confiance de son médecin et fasciné par la portée de l'expérience à laquelle il allait participer, prit son rôle très au sérieux. Il inventa des batteries de tests d'intelligence de plus en plus difficiles.
Samuel Fincher se donna beaucoup de mal pour recevoir sa récompense, l'Ultime Secret.
Chaque fois, la décharge lui produisait l'effet magique. Le malade du LIS savait parfaitement la dose. Ni trop, ni trop peu. L'effet était différent au millionième de volt près. La zone de l'Ultime Secret était si sensible.
Les batteries de tests de QI normaux étant largement dépassées, Martin estima qu'on pouvait considérer que Fincher était désormais au-delà de toute norme d'intelligence humaine. Le malade du LIS lui annonça alors qu'il était temps d'utiliser un domaine sans fin pour l'intelligence: le jeu d'échecs.
Le docteur Samuel Fincher s'inscrivit donc au club municipal et battit successivement tous les joueurs locaux.
Le physique du neuropsychiatre se modifiait. Il semblait avoir acquis davantage de prestance et de nervosité. Son regard était tourmenté, par intermittence sa bouche souriait sans raison. Sa vie aussi changeait. Il s'était endetté pour acheter une villa plus spacieuse au Cap-d'Antibes.
Il était constamment en quête de stimulations sensorielles. Un peu comme ces drogués qui, entre deux trips, ont besoin de fumer de simples cigarettes pour ressentir un apaisement du corps.
C'est à cette époque qu'il s'inscrivit au CIEL. Les membres de ce club avaient le même objectif que lui. Plus de plaisir. C’est là qu'il rencontra Natacha Andersen. Leur rencontre fut un instant rare. Ce qui le toucha d'abord, ce fut son côté évanescent: «Comme une déesse descendue se souiller auptès des mortels.» Micha les présenta en les disant tous deux passionnés d'échecs.
Ils jouèrent comme s'ils dansaient. Les pièces ne se mangeaient pas, elles se frôlaient et se contournaient comme dans une chorégraphie dont personne ne pouvait saisir le sens. Plus la partie avançait, plus le spectacle de ses figurines de bois devenait évocateur. Ils parlèrent peu, comprenant qu'ils inventaient un nouveau jeu dont le but n'était plus de gagner.
Elle est si limpide, si claire. J'ai besoin de cette clarté. Je me sens par moments si sombre.
Le soir même il fit le fou et elle fit la reine.
Lassé des aventures, il lui sembla qu'à travers ce top model il touchait à l'essence de la féminité. Natacha incarnait son complément total. Comme lui, elle faisait partie de ces êtres assoiffés de vie et de sensations nouvelles. Ensemble ils étaient aspirés par la spirale des plaisirs de plus en plus intenses.
A ce moment, il se posa la question qui allait le tenailler jusqu'à son dernier souffle.
Au fait… qu'est-ce qui me motive vraiment pour entreprendre tout ce que j'ai entrepris? Qu'est-ce qui me pousse à agir?
ACTE III
LE TRÉSOR DANS NOS TÊTES
Le soleil brille. Au-dessus de la nationale 7, les oiseaux gazouillent parmi les mimosas en fleur. La Guzzi fend la route, dépassant les camions, slalomant entre les voitures. Isidore retient son casque quand le vent fouette ses lunettes d'aviateur. Légèrement penchée, Lucrèce, cheveux roux en bataille, tourne la manette des gaz. Ils dépassent des ruines romaines, d'autres encore plus anciennes.
L'entreprise informatique américaine qui a fabriqué Deep Blue IV a décidé d'installer sa représentation à Vallauris, la cité des potiers, limitrophe de Cannes. Les locaux ultramodernes se fondent parmi les vieilles pierres rénovées.
Lucrèce enchaîne la roue avant de sa moto à un panneau d'interdiction de stationner.
Un technocrate bon teint dans un parfait costume vert, chemise cravate beiges, coupe de cheveux à ras, les accueille avec un entrain commercial étudié dans les bonnes écoles de management, le regard droit, l'attitude artificiellement ouverte.
– Chris Mac Inley, annonce-t-il en tendant une main sèche qui serre assez fort. Nous sommes fiers d'accueillir la presse parisienne dans notre antenne provençale, mais nous ne saurions trop vous conseiller de vous rendre aux Etats-Unis à Orlando, en Floride, pour visiter notre maison mère et la décrire à vos lecteurs.
Lucrèce secoue sa tignasse rousse.
– Nous ne sommes pas là pour parler de votre entreprise mais d'un de vos employés.
– Quelqu'un aurait-il commis une bévue? Quel est son nom?
– Prénom: «Deep». Nom de famille: «Blue IV». C'est un gros cubique au front argenté.
Chris Mac Inley les guide vers son bureau. Les murs sont recouverts de larges écrans à cristaux liquides sur lesquels défilent les galeries du Louvre à la cadence d'un tableau toutes les cinq secondes. Au-dessus du fauteuil sont placardées les affiches des tournois de Deep Blue, le premier gros ordinateur de jeu engagé dans un duel contre les grands maîtres d'échecs. A gauche, une affiche de son successeur Deeper Blue, ou Deep Blue II, remportant la victoire contre Garry Kasparov, et, dessous, posée sur une étagère, sa coupe portant l'inscription «Champion du monde d'échecs». Puis vient Deep Blue III jouant contre Leonid Kaminsky, avec, là encore, la coupe prouvant que l'ordinateur a gagné.
– Asseyez-vous. Deep Blue IV a été licencié. Il a perdu. Il a mal représenté ses employeurs. C'est un peu comme à la corrida. Le perdant n'a pas de deuxième chance.
– Lors d'une corrida, quand le gagnant est le taureau, on ne lui laisse pas non plus de deuxième chance, rappelle Isidore.
Machinalement, Mac Inley leur tend sa carte de visite argentée et gaufrée.
– C'est juste. Au temps pour moi. Deep Blue IV nous a ridiculisés devant le monde entier. Son chef de projet a été limogé, quant à la machine, nous nous en sommes débarrassés. L'une des devises de notre entreprise est: «Ceux qui échouent trouvent les excuses. Ceux qui réussissent trouvent les moyens.»
L'inscription surplombe en effet son bureau.
– Enfin ce n'était pas, à proprement parler, un «être» responsable.
Le technocrate américain marque une moue.
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