Jérôme Bergerac, captivé, murmure:
– Ce qui expliquerait que, lorsque les deux sont trop proches, les gens confondent le plaisir et la douleur et deviennent sados-masos?
Umberto hausse les épaules et poursuit avec passion:
–Une électrode placée dans le centre de plaisir d'un rat et reliée à un dispositif permettant à l'animal de déclencher lui-même la stimulation peut être actionnée jusqu'à huit mille fois par heure! L'animal en oublie la nourriture, le sexe, et le sommeil.
Il tripote son verre de cristal, tournant son doigt humide sur l'arête pour en sortir un son aigu.
– Tout ce qui nous semble agréable dans la vie ne nous réjouit que dans la mesure où cela stimule cette zone.
De la pointe du stylo il tapote le point qu'il a défini comme étant le centre du plaisir à en trouer la nappe de papier.
– C'est ce qui nous fait agir. C’est la cause de tous nos comportements. Samuel Fincher, lui, a baptisé ce point: l'Ultime Secret.
Encore. Encore. C'est impossible qu'ils ne comprennent pas qu'il n'y a que ça d'important. Le reste n'est qu'insignifiance. Une existence n'est qu'une suite de petits moyens minables pour essayer de connaître la sensation que j'ai eue tout à l'heure. Encore. Là, tout s'arrête… Encore, par pitié, encore, encore, encore, encore.
Le marin, pas mécontent de son effet, cherche dans sa poche sa pipe d'écume de mer et l'allume.
– Il n'y a rien de plus fort au monde. L'argent, la drogue, la sexualité ne sont qu'autant de moyens dérisoires, parce que indirects, d'exciter cet endroit.
Tous se taisent, mesurant la portée d'une telle révélation. Vous voulez dire que tout ce que nous faisons n'a pour seul objectif que de stimuler cette zone? demande Lucrèce Nemrod.
– Nous mangeons pour stimuler le MFB. Nous parlons, nous marchons, nous vivons, nous respirons, nous entreprenons, nous faisons l'amour, nous faisons la guerre, nous faisons le bien ou le mal, nous ne nous reproduisons que pour recevoir un stimulus électrique dans cette zone. L'Ultime Secret. C'est notre programmation la plus profonde, la plus vitale. Sans elle, nous n'aurions plus goût à rien, nous nous laisserions mourir.
Silence. Ils regardent les restes de cervelle de mouton dans leurs assiettes. D'un coup, dans l'esprit des quatre convives, l'importance de la découverte de James Olds apparaît dans toute sa dimension vertigineuse.
– Comment se fait-il qu'une telle découverte ne soit pas plus connue? demande Jérôme en se tortillant la moustache.
– Vous vous imaginez les répercussions d'une telle révélation?
Umberto pose sa pipe et appelle le serveur pour lui réclamer du piment. Il en imprègne un morceau de pain et l'avale d'un coup. Il devient tout rouge, respire difficilement, grimace.
– A présent, je ne sentirai plus le goût des autres plats… Vous comprenez? La stimulation directe de l'Ultime Secret inhibe toutes les autres activités. Je vous l'ai dit, les cobayes en oublient leurs fonctions vitales: manger, dormir, se reproduire. C'est la drogue absolue. Ils sont comme aveuglés par une lumière trop forte qui les empêche de percevoir les autres lueurs du monde.
Avec son couteau, il se coupe un morceau de pain et le mastique longuement pour calmer son incendie intérieur.
– Je vois, dit Isidore, rêveur. Pour paraphraser Paracelse: «Un peu de stimuli excite, beaucoup de stimuli provoque l'extase, trop de stimuli tue.» Avec la généralisation de la stimulation de l'Ultime Secret, tous les problèmes que nous connaissons avec l'héroïne, le crack ou la cocaïne seraient décuplés.
Le neurochirurgien réclame de l'eau, regrettant son geste, mais cette boisson ne suffît pas à l'apaiser.
– James Olds a eu le mérite d'entrevoir les conséquences de sa découverte. Il a compris que les mafias du monde entier voudraient s'en emparer, que les paumés de toute la planète, s'ils apprenaient l'existence de cette drogue, en réclameraient tous. Dès lors, ils deviendraient esclaves de cette sensation. Olds a entrevu une société du futur où l'humanité serait tenue par cette carotte. Des dictateurs pourraient exiger de nous n'importe quoi. Olds a compris, dès 1954, que la découverte de l'Ultime Secret entraînerait l'annihilation de la volonté humaine.
Plus personne ne mange. Lucrèce entrevoit un monde où les citoyens sont tous munis d'une prise électrique à l'arrière du crâne et n'ont plus qu'une seule préoccupation: encore une petite décharge dans la tête.
Ses doigts tripotaient maladroitement les fils du voltmètre, cherchant à le rebrancher. Olga se releva, saisit une seringue, la remplit d'un anesthésiant et la lui planta dans le flanc. Il sentit le sédatif se répandre en lui, mais il réussit à garder l'esprit éveillé et continua à tirer les fils électriques.
D'autres infirmiers, à leur tour, plantèrent leurs seringues. Il tenta vainement de repousser leurs dards. Il était comme un taureau furieux cerné de picadors lançant leurs banderilles. Il vociféra:
– ENCORE!
Les anesthésiants finirent par produire leurs effets. Le docteur Samuel Fincher s'effondra de tout son long. Toute l’équipe russe était sous le choc. Lui aussi.
… encore…
Encore de l'eau pour éteindre ses papilles en feu.
– Extraordinaire, formula Jérôme Bergerac.
– Sidérant, ajouta Lucrèce.
– Terrifiant, conclut Isidore.
Le capitaine Umberto transpire toujours sous l'effet du piment qu'il a ingurgité trop vite.
–James Olds n'a pas voulu savoir comment risquait d'être utilisée sa découverte. Il s'est vite rétracté, il a détruit sa thèse et réuni tous ceux avec lesquels il avait travaillé et il leur a demandé de prêter serment de ne jamais poursuivre les expériences sur l'Ultime Secret.
– Ils ont accepté?
– James Olds leur a décrit l'avenir probable de son invention. Aucun scientifique ne veut détruire l'humanité. Il existe, au-delà de nos systèmes cérébraux, un système de conservation de l'espèce. Une sécurité que nous recelons au fond de notre cerveau reptilien et qui date de notre vie animale la plus primitive. Quand nous étions poissons, elle était déjà là. Même quand nous étions des êtres unicellulaires…
Un serveur leur apporte un poulet qui nage dans une sauce provençale. L'animal a été cuit la tête recouverte de farine et son cadavre au milieu des légumes a, après cette discussion, quelque chose de pathétique. Personne n'y touche.
– La puissance de la vie…, articule Isidore.
– James Olds et ses amis ont songé à leurs enfants et à leurs petits-enfants. C'était plus important que la gloire scientifique. Et puis, qui aurait voulu porter sur ses épaules la responsabilité éventuelle de la fin de l'aventure humaine?
Jérôme a le regard qui brille. Le marin soupire:
– Ils ont juré. Et James Olds a détruit tous les documents où était révélé l'emplacement de l'Ultime Secret. Les rats des expériences ont été sacrifiés. Et Olds a travaillé sur l'exploration d'une autre zone, assez proche d'ailleurs, qui permet de soigner les épileptiques.
– Moi qui ai toujours cru que nous vivions dans un monde cynique gouverné par la Bourse, les militaires, les scientifiques sans scrupules, je dois reconnaître que ce monsieur Olds a fait honneur à sa profession, ajoute Lucrèce.
– Ça a suffi à tout arrêter? demande Isidore.
– L'Ultime Secret est une zone infime, localisée à une adresse très précise. Si on ne la détient pas, on ne peut pas agir dessus. Quelques-uns ont dû essayer, mais la trouver dans le cerveau c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.
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