Lucrèce se retient de signaler le truc que lui avait enseigné Isidore: mettre le feu au foin et passer un aimant dans les cendres.
– Et alors? demande Jérôme, grisé par ces révélations.
Umberto leur fait signe de s'approcher et, à mi-voix, pour ne pas être entendu des tables voisines, il murmure:
– Quelqu'un a fini par trahir.
Le docteur Tchernienko se pencha sur le visage de son patient.
– Ça va mieux, monsieur Fincher? On peut dire que vous nous avez fait sacrement peur.
Il s'aperçut qu'il était attaché au lit par de solides courroies de cuir.
De toutes ses forces il sauta en avant, soulevant le lit, mais il retomba.
– Encore, j'en veux encore!
Le docteur Tchernienko lui fit une nouvelle piqûre de sédatif.
– Qui a trahi?
– C'est Fincher qui m'a raconté la suite. Le secret a été trahi par une neurochirurgienne qui avait travaillé avec Olds, le docteur Tchernienko. Elle avait prêté serment avec les autres en 1954 mais, après la troisième tentative de suicide de sa fille, accro à l'héroïne, elle a considéré que c'était la solution de la dernière chance. Comme elle ne pouvait pratiquer aux USA où ses collègues l'auraient tout de suite conspuée, elle est rentrée en Russie et a opéré sa fille à l'Institut du cerveau humain de Saint-Pétersbourg. A cette époque, personne n'a pensé à surveiller son travail. Le résultat a été au-delà de toute attente. Sa fille a cessé de se droguer et a pu reprendre une vie normale. Evidemment, elle n'a jamais parlé de l'Ultime Secret. Mais l'information a fini par se répandre: il existait un chirurgien miracle qui savait sortir du cerveau des drogués leur zone d'accoutumance. Le fils d'un ministre des Finances était accro à l'héroïne, et le père fit pression pour sauver son enfant. Le docteur Tchernienko n'eut pas le choix. L'opération réussit. Après le fils du ministre des Finances, suivirent les enfants des secrétaires d'Etat, puis des rock stars à la mode, puis des acteurs, puis tout simplement les enfants de bonne famille. Ils sont venus de toute la Russie se faire trépaner. Tchernienko n'expliquait pas vraiment ce qu'elle accomplissait. Et le gouvernement russe était trop content de disposer d'un remède que même les Occidentaux ne connaissaient pas.
Plus personne ne mange. Le serveur, étonné de voir le poulet encore entier, le découpe à leur place et leur sert à chacun une portion.
– Tchernienko supprimait le centre du plaisir, n'est-ce pas? demande Jérôme Bergerac.
Le marin baisse la voix.
– Il paraît qu'elle coupait large. Elle détachait un millimètre cube et demi de cervelle à chaque opération.
– Les opérés étaient comment, ensuite? questionne Lucrèce.
– Un peu trop mélancoliques, à ce qu'il paraît. Mais vu que c'était ça ou la mort… les parents n'hésitaient pas.
L'eau ne suffit pas à étancher le feu dans la gorge d'Umberto. Il engloutit du pain beurré.
–Fincher, je ne sais trop comment, a pris contact avec ce docteur Tchernienko et lui a proposé non plus de détruire l'Ultime Secret mais de le stimuler.
– Il a ouvert la boîte de Pandore, soupire Isidore.
– Une fréquence radio très précise déclenchait l'émetteur électrique placé dans le cerveau en contact avec la zone de l'Ultime Secret.
Lucrèce Nemrod regarde autour d'elle et se demande si cette agitation n'a pour but que de stimuler indirectement leur centre du plaisir.
– L'opération sur Fincher a-t-elle réussi? demande-t-elle.
Il se débattit dans ses courroies de cuir. Puis tout d'un coup, comme il se rappelait pourquoi il était là, il se calma. Samuel Fincher restait le regard dans le vague, nostalgique de la sensation qui avait embrasé son esprit.
– Ça a marché? demanda le docteur Tchernienko.
– Oui.
Tout était lumineux.
– C'était comment?
– Fort. Très fort. Au-delà de tout ce qui existe de connu.
– Disons que, sur une échelle de un à vingt, vous avez ressenti un plaisir de quelle intensité?
Samuel Fincher plissa le front, réfléchit pour trouver la meilleure réponse et murmura:
– Eh bien, disons… cent.
Le capitaine Umberto réclame du sel qu'il dépose sur son pain comme si le goût salé allait le délivrer du goût piquant.
– Ah, pour réussir, cela a réussi. D'ailleurs jamais personne n'a contesté la découverte de James Olds. Le problème c'était qu'on ne pouvait pas laisser Samuel Fincher contrôler ses propres stimuli. Il risquait de se suicider de plaisir, comme l'avait déjà fait Freud.
– Le professeur Sigmund Freud?
– Non, Freud, la première souris à avoir testé l'activation de l'Ultime Secret dans le labo de Fincher. Il lui fallait un pourvoyeur de stimuli externes. Il avait déjà programmé son émetteur électrique pour qu'il ne fonctionne que sur une longueur d'onde activée par un code chiffré que lui-même ne connaissait pas.
– Qui connaissait ce code? Tchernienko?
– Il n'avait pas confiance en Tchernienko. Il s'était débrouillé pour que l'émetteur ne fonctionne sans chiffre que le jour de l'opération. Si bien que, dès le lendemain de l'expérience, quand il se réveilla, une seule personne était capable de provoquer ces orgasmes dans sa tête.
– Qui donc?
A nouveau il leur fait signe de se pencher vers lui et chuchote:
– «Personne».
– Qui est «Personne»?
– Je l'ignore, j'ai pu lui parler mais je n'ai pas pu le voir. «Personne» se fait appeler ainsi probablement à cause de la légende d'Ulysse. Souvenez-vous quand le Cyclope demande: «Qui m'a fait ça?», Ulysse répond: «Si on te le demande, tu diras que c'est personne.»
Isidore ferme les yeux.
– Ulysse, n'est-ce pas le nom de cet enfant autiste qui avait sauvé Samuel quand il était petit? questionne Lucrèce.
Personne… Ulysse.
Avec son ordinateur de poche, Isidore se branche sur Internet, là il contacte les services administratifs, débusque la liste des hôpitaux nantis de centres spécialisés dans l'autisme qui fonctionnaient à l'époque où Samuel Fincher avait six ans. Il lance ensuite une recherche sur le prénom.
Il n'y a pas beaucoup de gens prénommés Ulysse.
Il finit par en trouver un: Ulysse Papadopoulos. Il n'a plus ensuite qu'à se brancher sur le moteur de recherche des fiches d'état civil des mairies pour s'apercevoir qu'Ulysse Papadopoulos est mort dans un accident de voiture il y a plus de dix ans.
Qu'est-ce qu'on gagne comme temps dans les enquêtes grâce à ces petits ordinateurs, songe Lucrèce en suivant le travail de son comparse par-dessus son épaule. Dire qu 'avant il aurait fallu se déplacer dans tous ces endroits pour s'apercevoir qu'ils ne mènent nulle part…
– Je ne sais pas qui est Personne. Je vous le jure. Mais c’est lui seul qui a été considéré comme suffisamment intègre. Samuel Fincher disait: «Personne n'abusera jamais de son pouvoir parce qu'il a payé pour savoir ce qu'est le pouvoir de la pensée.»
– C'est Personne qui a tué Fincher?
– Je n'en sais rien.
Lucrèce regarde le petit ordinateur de son comparse, puis soudain, déterminée, proclame.
– Et moi, je crois savoir quel est cet «être» au-dessus de toute faiblesse. Demain nous en aurons le cœur net. Vous venez, Isidore?
– Et nous, qu'est-ce qu'on fait? demanda Jérôme Bergerac.
– Tenez-vous prêts et surveillez Umberto, je pense qu'on aura besoin de vous plus tard, dit-elle, mystérieuse.
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