Samuel Fincher examina l'image sans y réussir. Jean-Louis Martin lui désigna le visage de l'écrivain qui apparaissait en trompe l'œil sur la gauche de la peinture.
«Docteur, faites peindre les murs de motifs inspirés de ces tableaux!»
– Par qui?
«Par vos pensionnaires. Les obsessionnels par exemple. Animés par leur perfectionnisme, ils ne se fatigueront pas et y mettront tout leur cœur. Je suis sûr que cela leur fera plaisir de décorer l'endroit où ils vivent.»
Samuel Fincher accepta l'expérience et le résultat fut au-dessus de tout ce qu'il espérait. Les malades restaient des heures à observer, interpréter, tenter de comprendre l'œuvre de Dali.
Je dois reconnaître que vous avez des idées intéressantes, admit le praticien.
«Ce n'est pas moi, c'est l'étude du cerveau qui me l'a enseigné. Pourquoi ne pas valoriser la différence? Utilisons leur folie comme un avantage et non comme un inconvénient.»
Jean-Louis Martin lui expliqua que Victor Hugo, Charles Baudelaire, Vincent Van Gogh, Théodore Roosevelt, Winston Churchill, Tolstoï, Balzac ou Tchaïkovski avaient tous été traités pour psychose maniaco-dépressive, une maladie qui se caractérise par des phases de grand abattement suivies de phases d'excitation. Or on a découvert qu'en période de crise, les psychomaniaques fabriquent une dose anormale de noradrénaline, et que la production de ce neuromédiateur permet des communications beaucoup plus rapides expliquant leur créativité.
«Vous croyez que je suis fou, docteur?»
– Non. Vous êtes juste un «passionné». Et vos passions m'intéressent.
Jean-Louis Martin fit alors part à son neuropsychiatre de ses deux plus grandes passions: la peinture de Salvador Dali, et les échecs. En bougeant son œil, Jean-Louis Martin fit apparaître l'image d'un tableau de Dali.
«Regardez ce tableau, Le Christ de saint Jean de la Croix. Dali a eu l'idée de représenter le Christ vu de haut, en contre-plongée. En fait, du point de vue de Dieu. Personne n'y avait pensé avant lui…»
Il fut encore plus éloquent en parlant du jeu d'échecs. Les échecs étaient selon lui un moyen pour l'homme de se rappeler qu'il était probablement lui-même une pièce dans un jeu géant dont il ignorait les règles.
«Les échecs poussent à la spiritualité, car ils nous font comprendre qu'il existe une lutte entre deux énergies, les blancs et les noirs, qui symbolisent le bien et le mal, le positif et le négatif. Ils nous font comprendre que nous avons tous un rôle et des capacités différentes, pion, fou, dame ou cheval, mais que, selon l'endroit où l'on se trouve, nous pouvons tous, même les simples pions, provoquer le mat final.»
Le docteur Fincher n'avait jamais jusque-là porté d'intérêt aux échecs. Peut-être parce que personne ne l'y avait vraiment initié, il considérait ce jeu comme une perte de temps, un dérivatif pour petits garçons aimant la guerre. La manière dont Jean-Louis Martin lui en parla le fascina.
«Vous devriez jouer aux échecs. C'est le jeu des dieux…»
– Vous êtes déiste?
«Bien sûr. Pas vous?»
– Pour moi, Dieu est issu du rêve des hommes.
«Je suis moins cartésien que vous, Fincher. Au bout de la science on retrouve l'irrationnel. Je crois que Dieu est l'hypothèse indispensable pour expliquer tout ce qui existe. Je ne le définis naturellement pas comme un vieil homme barbu géant assis sur le soleil, mais plutôt comme la dimension qui nous dépasse.»
– Croyez-vous que des pièces d'échecs puissent créer les joueurs qui les manipulent?
«Qui sait? Je crois que Dieu est en chacun de nous. Dans nos têtes. C'est le trésor caché. Vous savez, ce que j'aimerais, docteur, c'est trouver l'endroit précis où nous avons placé Dieu dans notre cerveau. Peut-être même découvrir la formule chimique du dieu rêvé qui siège dans nos esprits. Selon moi, il est ici.»
Il fit apparaître une carte du cerveau en fichier image chargé sur Internet.
– Laissez-moi deviner. Vous allez l'installer dans le cortex? La zone qui fait la spécificité de l'homme?
«Non, pas du tout.»
Avec son esprit, il promena la flèche dans la carte du cerveau.
«Je le mets là, au centre, pile entre nos deux hémisphères. Dieu est forcément au centre de tout. Il est le lien entre nos deux cerveaux. Le cerveau du rêve et le cerveau de la logique. Le cerveau de la poésie et le cerveau du calcul. Le cerveau de la folie et le cerveau de la raison. Le cerveau féminin et le cerveau masculin. Dieu réunit. C'est le Diable qui divise. D'ailleurs le mot diable vient du grec diabolos: qui désunit, divise. Je le mets donc ici, sous le système limbique, dans le corps calleux.
Samuel Fincher s'assit plus près de son malade.
«Qu'est-ce qu'il y a, docteur?»
– Rien. Ou plutôt si. C'est incroyable, j'ai l'impression qu'en dehors de la pratique neurologique pure, vous en savez presque autant que moi.
«Parce que cela m'intéresse, docteur, c'est tout. Je me sens motivé. Nous sommes des explorateurs du dernier continent inconnu, c'est vous-même qui avez prononcé cette formule. Salvador Dali et les échecs me semblent des petits portails pour pénétrer les mystères du cerveau. Mais il y en a d'autres. Vous-même devez disposer de vos propres portails.»
Samuel Fincher lui parla alors de sa passion pour les auteurs de la Grèce antique, Socrate, Platon, Epicure, Sophocle, Aristophane, Euripide, Thales…
– Les Grecs avaient compris le pouvoir de la légende. Chaque dieu, chaque héros est un vecteur pour nous faire appréhender un sentiment, une émotion, une folie. L'Olympe est notre propre esprit et ses dieux sont autant de facettes particulières de l'humain à visiter. De toutes les légendes, L'Odys sée d'Homère me semble la plus évocatrice. Elle a été écrite au VIII esiècle avant J-C. Le mot «odyssée» traduit en fait le mot «Ulysse» en grec.
Contrairement à Hercule, réputé pour sa force, Ulysse brille par son intelligence.
«Ulysse? Racontez-moi à nouveau son voyage», pensécrivit Jean-Louis Martin.
Alors Fincher narra comment Ulysse eut l'idée de construire et d'offrir un cheval de bois géant pour pénétrer avec ses hommes dans la cité troyenne et y massacrer dans la nuit tous ses habitants.
«Vous voyez, Sammy, un cheval de bois comme dans le jeu d'échecs…»
– Je veux bien reconnaître que c'est là en effet une illustration de votre théorie sur les joueurs d'échecs divins qui manipulent les hommes. Poséidon, dieu des mers, et Athéna, déesse de la sagesse, se livrent une guerre en utilisant des mortels.
«Nous sommes dans une dimension, mais il doit y en avoir d'autres, au-dessus et au-dessous. Peut-être aussi en dedans…»
Samuel Fincher relata ensuite comment, après la victoire d'Ulysse, Poséidon décida d'égarer dans le brouillard les navires du roi d'Ithaque.
«Coup des noirs.»
– Athéna apparut alors à Ulysse pour lui conseiller de se rendre sur l'île d'Eole, où on lui offrit une outre renfermant tous les vents contraires.
«Coup des blancs. »
– Mais son équipage ouvrit l'outre et la tempête se déchaîna.
«Coup des noirs.»
– Ulysse et ses marins furent entraînés si loin de leur route qu'il mit dix-sept ans à regagner son foyer.
«Comme un accident qui vous éloigne de ceux qui vous sont chers», évoqua Jean-Louis Martin.
L'ex-préposé au service contentieux de la Banque du crédit et du réescompte niçois redécouvrit avec émerveillement le récit d'Ulysse. Il croyait pourtant connaître cette histoire mais, dans la bouche de Fincher, chaque péripétie du voyage du héros antique s'éclairait différemment.
La voix de Fincher s'estompa alors qu'il expliquait le retour du marin parmi les siens, déguisé en mendiant. Il conta enfin sa vengeance: tirer à l'arc sur les prétendants de sa femme Pénélope.
Читать дальше