– Je suis venu vous avertir avant que vous ne soyez encore plus en danger. Vous devriez me remercier. Je préférerais, certes, ne pas être ici. Mais c'est mon devoir.
– Il paraît que six pour cent de la population ne parvient pas à bien synthétiser les neuromédiateurs du plaisir. La faute en incomberait à un déficit en dopamine et en noradrénaline, soupire Isidore.
Le tribun vertueux articule posément, tel un professeur instruisant des élèves chamailleurs.
– Le sida est le premier avertissement pour ceux qui se livrent au péché de luxure.
Il bouscule un couple enlacé.
–La vache folle est le second avertissement pour ceux qui se livrent au péché de gourmandise.
Il expédie dans les airs un plat en sauce.
– Bientôt d'autres suivront. Craignez la colère de Dieu!
Quelques épicuriens semblent en effet sensibilisés par ce discours.
– Ça n'a pas l'air de vous inquiéter, vous, remarque Lucrèce s'adressant au milliardaire.
– C'est normal, dès qu'on exerce une action dans un sens, il se produit une réaction en sens inverse. Même le plaisir est une notion discutable. L'Eglise s'est bâtie sur la culpabilité et l'évocation de la douleur des martyrs. Elle a pu construire ses cathédrales grâce à l'argent des nobles qui achetaient leur place au paradis en 999, par peur du passage au nouveau millénaire. Cela a constitué une fortune colossale. L'argent de la peur de l'apocalypse. Ce n'est pas pour que des gens comme nous osent s'amuser impunément. Regardez la société moderne, elle ne fonctionne que par interdits.
Les hommes en noir commencent à tout casser avec leurs manches de pioche.
Des épicuriens préfèrent partir, alors que d'autres enlèvent leur veste et saisissent des chaises en guise d'arme. Les deux groupes se font face, épicuriens contre vertueux.
Au signal, Deus Irae charge au travers des convives qui brandissent leurs chaises comme des lances à quatre bouts.
– C'est quoi, leur motivation à eux?
– Deus Irae se revendique d'Origène.
– Après Homère et Epicure: Origène. Décidément, le monde antique est toujours présent, dit Isidore, peu intéressé par la bataille.
– Qui est Origène? demande Lucrèce.
Jérôme Bergerac continue de beurrer paisiblement ses toasts tandis que des cris de douleur et de rage retentissent depuis l'entrée.
– Origène vivait au III siècle après J.C. et était évêque d'Antioche. C'était un brillant exégète de la Bible. Un jour, il est parti dans le désert pour rencontrer Dieu. Il ne trouva personne. Alors il proclama que Dieu n'existait pas et se mit à vivre dans la débauche. Et puis, au bout de plusieurs mois d'excès de toutes sortes, il décida de laisser une deuxième chance à Dieu de se manifester. Il retourna dans le désert et affirma enfin l'avoir trouvé. Il dressa alors la liste de tout ce qui empêche l'homme de suivre la voie divine et inventa la notion de «péchés capitaux». Il en dénombra six. Plus tard, l'Eglise en rajoutera un septième.
– C'est lui l'inventeur des sept péchés capitaux?
– Parfaitement. Enfin, pour éviter d'être soumis à la tentation, il se castre.
Satisfait de son petit exposé sur cet étonnant personnage, Jérôme Bergerac fouille parmi les mignardises afin d'en extraire quelques pâtisseries chocolatées.
– C'est quoi, déjà, les sept péchés capitaux?
Isidore et Jérôme cherchent ensemble à se les remémorer, sans vraiment y parvenir.
– La luxure et la gourmandise, ensuite je me souviens plus.
C'est tellement anti-épicurien de s'en souvenir, n'est-ce pas?
Le pugilat bat son plein. Les hommes en noir renversent les gâteaux à la crème.
– Pourquoi faut-il que tout ce qui est agréable dans la vie se retrouve soit illégal, soit immoral, fasse grossir ou entraîne l'agression des grincheux? soupire Lucrèce.
– Ça serait peut-être trop facile autrement, n'est-ce pas? suggère Jérôme Bergerac.
– Des militaires contre l'hypnose, des étudiants réactionnaires contre le plaisir, et si votre Deus Irae était pour quelque chose dans la mort de Fincher? Après tout, il était le porte-drapeau de la victoire des épicuriens. Voilà des gens qui avaient une motivation pour agir contre lui. Je vais leur demander…
– Allez-y, je vous regarde, l'encourage Isidore, se calant sur sa chaise comme devant un spectacle.
La journaliste scientifique fonce dans la mêlée. Isidore ponctionne quelques mignardises dans l'assiette de Bergerac.
– Ce n'est pas la première fois que cela arrive, annonce le milliardaire oisif. Je me demande parfois si cette agitation n'est pas organisée par Micha, histoire de mettre un peu de piquant dans la soirée et de rendre les épicuriens plus conscients de la cause, n'est-ce pas?
– C'est le cas? demande le journaliste, la bouche pleine.
– Non. Ceux-là sont de vrais militants de la Ligue de vertu.
– Ils ont l'air déterminés.
– Le propre des gens malheureux est de ne pas supporter que d'autres s'amusent. Ils voudraient que tout le monde soit comme eux. La souffrance est plus facile à partager que le plaisir…
Isidore et Bergerac trinquent alors que Lucrèce virevolte dans la mêlée avec ses deux doigts en fourche qui fouettent et frappent. A cause de ses chaussures à talons hauts elle évite les grands mouvements de jambes et de pieds, se contentant de coups de genoux.
– Elle se bat rudement bien, dites donc, commente le milliardaire.
– Elle a appris à l'orphelinat. D'ailleurs elle appelle son art martial: l'orphelinat kwan-do.
– C'est quand même une frêle jeune fille. Je vais l'aider, annonce Bergerac.
– Je reste ici pour veiller sur les sacs à main, plaisante Isidore. Désolé, mais j'ai aussi ma religion et c'est la non-violence.
Lucrèce, déchaînée, s'approche de Deus Irae et l'attire en un combat singulier. Elle le maîtrise facilement.
– Qui t'envoie? Parle!
– Je suis le chien de berger venu pour mordre les mollets des brebis égarées, répète Deus Irae.
Autour d'eux c'est la pagaille.
Lucrèce Nemrod ne se rend pas compte que quelqu'un s'approche d'elle. Avant qu'elle ait pu réagir, un mouchoir enveloppe son nez et sa bouche. Elle aspire des vapeurs de chloroforme. La substance volatile pénètre ses narines, entre dans son sang et monte très vite au cerveau. Elle se sent tout à coup exténuée, quelqu'un la soulève et l'emporte, profitant de la confusion générale.
Elle rêve qu'elle se fait kidnapper par un prince charmant.
Samuel Fincher et Jean-Louis Martin étaient en train de devenir les meilleurs amis du monde. Samuel Fincher s'exprimait par la voix. Jean-Louis Martin lui répondait de sa pensée branchée sur l'appareillage informatique.
Ils conversèrent et Fincher constata que Martin devenait de plus en plus érudit en sciences, en psychiatrie en particulier. Ce fut Martin qui lui conseilla de décorer les salles en fonction des pathologies.
«Ils voient en permanence du blanc, cela les renvoie à leur vide intérieur. Pourquoi ne pas les entourer des images de beauté produites par des peintres soi-disant "malades" qui ont sublimé leur maladie pour la transformer en art? Moi par exemple je me sens dans l'onde du peintre Salvador Dali», pensécrivit le malade du LIS.
Jean-Louis Martin se connecta sur le Net, chercha un site de banques de données d'images et fit apparaître un tableau de Dali sur son écran d'ordinateur.
«Vous vous rappelez notre discussion sur nos préjugés qui fabriquent le réel? C'est le talent de Dali. Il a énormément travaillé sur les illusions d'optique. Il nous montre que notre cerveau ne cesse de tout interpréter et nous empêche de voir. Regardez ce tableau. Cherchez Voltaire dans le décor», suggéra-t-il.
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