Simon sortit dans le feu. Il observa de grandes bourrasques de magma orange. Il ne s'agissait ni de gaz ni de liquides, mais de chaleur à l'état pur, intense. À côté de cette chaleur-là, même l'habitacle caniculaire lui semblait maintenant frais.
Sous sa combinaison, sa peau rissolait. Il sut qu'il ne disposait que de quelques minutes pour découvrir les habitants du Soleil. Il avança péniblement dans la limite autorisée par le filin de sécurité. S'il ne se passait rien dans les trois prochaines minutes, il regagnerait le vaisseau. Pas question de se calciner comme Pierre. Simon ne ressentait nulle envie de devenir martyr, il désirait seulement, éperdument, passionnément, se livrer à des expériences scientifiques audacieuses. Or un scientifique mort est un scientifique qui a échoué.
Il consulta avec appréhension sa montre. Elle explosa en une multitude d'éclats en fusion.
Ce fut à ce moment qu'il «les» distingua. Ils étaient là, comme autant de volutes irréelles. Des Soliens. Ils avaient l'apparence de bouffées de plasma animées, de grands papillons aux voilures orange. Ils pouvaient communiquer par télépathie.
Ils s'entretinrent avec Simon, pas assez longtemps cependant pour qu'il s'enflamme. Ensuite le Soleillonaute hocha la tête et retourna vers Icare .
– Fantastique, dit-il par la suite à Pamela. Ces êtres de feu vivent sur le Soleil depuis des milliards d'années. Ils possèdent leur langage, leur science, leur civilisation propres. Ils baignent dans le feu solaire sans la moindre gêne.
– Qui sont-ils? Quels sont leurs modes de vie?
Simon fit un vague geste de la main.
– Ils m'ont tout raconté en échange de ma promesse de ne rien divulguer aux hommes. Le Soleil doit rester «terra incognita». Nous devons le protéger des perpétuelles visées expansionnistes des Terriens.
– Tu plaisantes?
– Pas le moins du monde. Ils ne nous laissent repartir que parce que j’ai juré de garder le secret sur tout ce qu'ils m'ont appris. Je ne me délierai jamais de mon serment.
Simon contempla la lumière crue à travers les protections du hublot.
– Choisir Icare pour nommer cette mission était somme toute une idée stupide. Comment s'appelle cet oiseau qui renaît toujours de ses cendres…?
– Le phénix, dit Pamela.
– Oui, le phénix. L'expédition Phénix . C'est ainsi que nous aurions dû la baptiser.
– Depuis ta naissance, tout est déjà en toi. Tu ne fais qu'apprendre ce que tu sais, lui avait expliqué son père.
Tout est en moi. Tout est déjà en moi…
Il lui avait toujours semblé que ce serait en voyageant et en accumulant les expériences qu'il découvrirait le monde. Redécouvrirait-il sans cesse des choses qu'il savait déjà? qu'il aurait toujours sues? Cette idée l'obnubilait: tout est déjà en soi… On n'apprend rien, on se révèle à soi-même des vérités cachées. Un bébé serait-il donc déjà un grand sage? Un fœtus disposerait-il de connaissances encyclopédiques?
Le docteur Gustave Roublet était un médecin connu, marié, père de deux enfants, estimé de ses voisins, mais l'idée, le simple effleurement de l'idée, que tout est dès le départ en soi l'obsédait.
Il s'enferma dans sa chambre et se mit à méditer. Il ne parvenait plus à penser à autre chose.
Tout serait donc déjà en moi. Tout, se disait-il, cela signifierait que vivre dans le monde ne sert à rien?
Il se souvenait qu'Hercule Poirot, le héros d'Agatha Christie, parvenait à résoudre bien des énigmes policières sans quitter son fauteuil et ses pantoufles. Gustave Roublet resta donc quelque temps sans sortir de sa chambre. Sa femme, qui respectait ses voyages intérieurs, lui apportait discrètement des plateaux-repas.
– Chérie, lui dit-il, comprends-tu ce qui m'obsède? Vivre ne sert à rien. On n'apprend rien, on ne fait que redécouvrir ce qu'on sait déjà depuis longtemps.
Elle s'assit auprès de son mari et lui parla avec douceur:
– Excuse-moi, Gustave, mais je ne te suis pas. Je suis allée à l'école et j'ai appris l'histoire, la géographie, les mathématiques, la gymnastique même. J'ai appris le crawl et la brasse. Je me suis mariée avec toi et j'ai appris à vivre en couple. Nous avons eu des enfants et j'ai appris à les éduquer. J'ignorais tout ça avant de le vivre.
Il grignota négligemment un morceau de pain.
– En es-tu certaine? Ne penses-tu pas qu'en fait, en t'interrogeant, tu aurais pu mettre au jour toutes ces connaissances, même en restant enfermée dans une pièce? Pour ma part, seul dans cette chambre, il me semble avoir appris, ces derniers jours, davantage de choses qu'en effectuant deux tours du monde.
Elle ne put s'empêcher de le contredire.
– Si tu avais fait le tour du monde, tu saurais comment vivent les Chinois.
– Mais je le sais. Je l'ai découvert en moi. Je me suis demandé comment vivent tous les peuples de la Terre et j'ai reçu, en flashes, des images, comme autant de cartes postales animées de leur vie. Avant moi, des milliers d'ermites ont accom pli le même parcours spirituel.
Valérie Roublet secoua sa belle chevelure rousse.
– Je crois que tu te trompes. Lorsque tu vis enfermé, ta vision est forcément limitée. Le réel dépasse l'étendue de ton cerveau. Tu sous-estimes la variété du monde.
– Non, c'est toi qui sous-estimes la puissance d'un seul cerveau humain.
Valérie ne cherchait pas la dispute. Elle ne développa pas des arguments qui lui semblaient évidents. Quant à son mari, il ne reçut plus aucun patient et ne voulut plus rencontrer quiconque, pas même ses propres enfants. Seule sa femme pouvait le voir, à condition qu'elle ne lui apporte aucune information extérieure susceptible de le troubler.
Jour après jour, elle continua à le nourrir, le servir, le soutenir. Même si elle ne partageait pas ses convictions, elle ne troubla pas sa quiétude.
Il devint très maigre.
L'homme ne pourra jamais être libre tant qu'il sera obligé de manger et dormir, se dit-il. Il faut nous sortir de notre condition d'esclaves dépendant du sommeil et de la nourriture.
Il entreprit alors de couvrir de schémas un grand tableau noir. Puis il commanda toutes sortes d'ustensiles électroniques. Gustave réunit plusieurs de ses anciens collègues de travail, et ensemble, ils se livrèrent à quantité de calculs et de mises au point.
Roublet expliqua à sa femme l'expérience qu'il entendait mener:
– Le problème, c'est le corps. Nous sommes enveloppés dans de la chair, remplis de sang et d'os, qui réclament de l'entretien, qui s'usent, qui deviennent douloureux. Il faut protéger le corps, le chauffer, le nourrir, le soigner lorsqu'il est malade. Un corps a besoin de dormir et de manger pour faire circuler son sang. Mais un cerveau a beaucoup moins de besoins.
Elle n'osait comprendre.
– … L'essentiel des activités de notre cerveau est gaspillé dans des tâches de gestion organiques. L'entretien et la protection de notre corps accaparent notre énergie.
– Mais nos cinq sens…
– Nos sens nous trompent. Nous déformons les signaux qu'ils nous adressent. Soucieux d'interpréter le monde, nous vivons dans une illusion. Notre corps retient notre pensée.
Il renversa un verre et de l'eau coula sur le tapis.
– Il y a le contenant et le contenu, indiqua-t-il. L'esprit et le corps. Mais sans le verre, le liquide continue d'exister et sans le corps, l'esprit est libéré.
Un instant, Valérie se demanda si son mari n'était pas devenu fou.
– Oui, mais se débarrasser de son corps, c'est mourir, objecta-t-elle, désemparée.
– Pas forcément. On peut se délivrer du corps tout en gardant l'esprit, répondit-il. Il suffirait de conserver le cerveau dans un liquide nutritif.
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