Soudain, elle comprit. Les schémas entassés sur le bureau prenaient un sens.
L'opération se déroula un jeudi. En présence de sa femme, de ses deux enfants et de quelques scientifiques qu'il avait mis dans la confidence, Gustave se retira en lui-même. Pour devenir un ermite absolu, il avait décidé de se livrer à l'ablation chirurgicale la plus radicale au monde, celle de tout le corps.
Avec le plus grand soin, ses collègues ouvrirent la boîte crânienne, comme s'il s'agissait d'un capot de voiture. Ils déposèrent la calotte osseuse dans un bac en aluminium, tel un couvercle inutile. L'organe à penser gisait là, tout rose, tout palpitant, probablement plongé dans les rêves artificiels provoqués par l'anesthésie.
Les chirurgiens déconnectèrent un à un le cerveau de ses dépendances. Ils coupèrent d'abord les nerfs optiques, les nerfs auditifs, puis les carotides irriguant le cerveau. Enfin, ils dégagèrent avec beaucoup de précaution la moelle épiniére de la gangue des vertèbres. Ils purent ensuite sortir le cerveau proprement dit, pour le plonger très vite dans un bocal empli d'une substance transparente. Les carotides pourraient ainsi directement puiser le sucre et l'oxygène dans ce bain vital. Les nerfs auditifs et optiques furent encapuchonnés. Les chirurgiens installèrent un système de réchauffement par thermostat afin de maintenir le cerveau et son bain à température constante. Mais que faire du corps?
Gustave Roublet avait tout prévu de son vivant.
Dans le testament rédigé préalablement à l'expérience, le docteur avait précisé que son corps ne devait pas être enterré dans le caveau familial. La science l'ayant aidé à se libérer de son poids, il lui rendait la politesse en lui livrant ses quelques kilos de viscères, muscles, cartilages, carcasse, sang et fluides divers. Que les chercheurs en fassent ce que bon leur semblerait.
– Papa est mort? demanda son fils.
– Mais non. Il est toujours vivant. Il a juste changé… d'aspect, répondit la mère, troublée.
Sa petite fille eut un haut-le-cœur.
– Tu veux dire que maintenant, papa, c'est ça?
Et elle montra du doigt le cerveau qui baignait dans son liquide nourricier.
– Oui. Vous ne pourrez plus lui parler, ni l'écouter, mais lui, il pense très fort à vous. Du moins, j'en suis convaincue.
Valérie Roublet prit conscience de la situation. Ses enfants grandiraient sans père. Et elle vieillirait sans mari.
– Qu'allons-nous en faire, maman? demanda la petite fille en désignant le bocal dans lequel flottait placidement la masse rose gélatineuse.
– Nous allons installer papa dans le salon. Ainsi, nous pourrons quand même le voir tous les jours.
Au début, le bocal trôna, majestueux, au centre de la pièce. Éclairé comme un aquarium, on le respectait pour ce qu'il était: un membre éminent de la famille.
Les enfants s'adressaient de temps en temps à ce qui ressemblait à un gros légume rosâtre en suspension dans le liquide.
– Tu sais, papa, j'ai eu de bonnes notes aujourd'hui à l'école. Je ne sais pas si tu m'en tends mais je suis sûr que cela te fait plaisir, n'est-ce pas?
Valérie Roublet regardait d'un air désabusé ses enfants qui discutaient avec le bocal. Elle aussi se surprenait parfois à parler au cerveau. Elle lui posait notamment des questions sur la manière de tenir les finances du foyer. Gustave était (jadis) si doué dans ce domaine qu'elle pensait qu'une réponse finirait par filtrer au travers du bocal.
Le docteur Roublet, pour sa part, évoluait ailleurs, dans le calme de l'absence de stimulation sensorielle. Il ne dormait pas, ne rêvait pas: il réfléchissait. Au début, naturellement, il se demanda s'il avait pris une bonne décision. Gustave pensa à sa famille, à ses amis, à ses patients, et s'en voulut de les avoir abandonnés. Mais, très vite, le côté pionnier reprit ensuite le dessus, il se livrait à une expérience unique. Tant d'ermites avant lui avaient rêvé de se retrouver dans un tel calme. Même si on le tuait, il ne souffrirait pas. Probablement pas.
Devant lui se déployait l'immense étendue de son savoir, du savoir en général. À lui, le panorama infini de son monde intérieur, le voyage le plus fou qu'on puisse imaginer, la plongée en profondeur.
Et les années passaient. Valérie Roublet vieillissait mais la cervelle rose de son époux n'affichait pas la moindre ride. Les enfants grandissaient, et progressivement le bocal prenait moins d'importance dans leur vie. Lorsqu'un nouveau canapé arriva, on poussa Gustave sans y réfléchir vers le coin du salon, à côté de la télé. Plus personne n'alla lui parler.
L'idée d'installer un aquarium à côté de leur père ne germa que deux décennies plus tard. Au début, cela aurait choqué mais, il faut bien le dire, au bout de vingt ans, on a tendance à considérer un cerveau dans un bocal transparent comme un simple meuble.
Après l'aquarium à poissons, on installa autour de Gustave des plantes, puis une sculpture africaine, puis une lampe halogène.
Valérie Roublet mourut et son fils Francis, pris d'une grande colère, fut tenté de briser le bocal contenant cette cervelle si indifférente. Gustave ne saurait jamais plus ce qui se passait dans le monde. Sa femme était morte et il s'en fichait probablement. Y avait-il la moindre sensibilité dans ce bout de chair?
Sa sœur Caria le retint à temps, alors qu'il brandissait déjà le bocal au-dessus de l'évier. Cet accès de fureur eut pourtant son effet: Gustave migra du salon à la cuisine.
Et les années passèrent…
Caria et Francis Roublet décédèrent à leur tour. Avant de mourir, Francis dit à son fils: «Tu vois ce cerveau dans ce bocal? Il appartient à ton grand-père qui réfléchit depuis quatre-vingts ans. Il faut l'aider. Maintiens la température et change de temps en temps le liquide nutritif. De toute façon, il a besoin de très peu de sucre pour fonctionner. Un litre de glucose suffit à l'alimenter six mois durant.»
Et Gustave continua de réfléchir. Il avait mis des décennies à profit pour comprendre bien des mystères. Plus que le recueillement total, l'extraction de son cerveau lui avait permis de prolonger sa vie. Et si le démarrage s'était révélé un peu laborieux, l'efficacité de sa méditation devenait exponentielle. Plus il découvrait de solutions, plus il les trouvait vite. Et ces solutions, en se recoupant, ouvraient de nouvelles voies de questionnement qui donnaient à leur tour d'autres voies de réponse. Sa pensée s'était étalée comme un arbre aux ramures de plus en plus fines et complexes, mais qui se recoupaient souvent pour donner naissance à de nouvelles branches.
Certes, par moments, il regrettait le goût des gâteaux à la crème Chantilly, sa femme Valérie, ses enfants, certains feuilletons télé, la vue d'un ciel nuageux ou d'une nuit étoilée. Il aurait aimé passer des nuits à rêver de films de fantaisie. Il avait la nostalgie de certaines sensations: le plaisir, le froid et le chaud. Et même la douleur.
Sans stimuli, avouons-le, la vie s'avère plus douce mais aussi plus ennuyeuse. Mais il ne regrettait pas l'expérience, même si le prix à payer était lourd. Il avait compris le sens de la vie, l'ordonnancement du monde. Gustave savait comment découvrir en soi une puissance formidable. Parti explorer des régions de son cerveau insoupçonnées par le commun des mortels, il avait découvert 25 strates d'imagination consciente, comprenant chacune une centaine de fantasmes hyper-sophistiqués. Il avait entrevu des concepts révolutionnaires. Quel dommage qu'il ne puisse les communiquer aux autres hommes! Sous les 25 strates d'imagination consciente, il rencontra 9 872 strates d'imagination inconsciente. Il se découvrit même un réel goût pour la musique d'orgue, celle qui recèle la plus large plage de tonalités. Quel dommage qu'il n'ait plus d'oreilles pour entendre encore cet instrument!
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