– Vous savez compter au-delà de 17?
– Bien sûr.
– Dans ce cas, pourriez-vous me dire combien font 9 + 9?
– Certainement.
Les moines hors-la-loi s'amusaient de son ignorance. Ils se moquaient de lui. Vincent avait la désagréable impression que ces moines avaient découvert quelque chose qu'il ignorait.
Ils firent durer cet instant de doute puis déclamèrent:
– 9 + 9 =… 18.
C'était donc cela 18, 1-8. 18, divisible par 9, par 6, par 3, par 2, par 18, par 1. Quel beau chiffre!
Vincent était en pâmoison devant cette révélation, quand le petit gros poursuivit:
– Mais ce n'est pas tout. Nous savons aussi combien font 9 + 10 et même 10 + 10 et même 10 + 11.
Cette fois, c'en était trop.
– Je ne vous crois pas. Rien n'existe au-delà des dizaines.
– Et pourtant si, il y a vingt. Deux fois 10 = 20.
Vincent eut envie de se boucher les oreilles. C'était vraiment trop, trop de savoir, livré trop vite. La tête lui tournait.
Troyun s'approcha.
– Voici ce que nous avons découvert grâce à l'animal qui ressemble à une chèvre ou à une gazelle et qui pourtant n'est qu'un nombre. Un immense continent de connaissances s'ouvre devant nous. Nous n'y avons parcouru qu'un tout petit chemin.
– 66770099**6 a été dessiné par des hommes pleins de savoir (peut-être des hommes du futur revenus visiter leur passé). Ils ont oublié au passage cet objet et nous ont ainsi révélé que l'homme du futur sait compter jusqu'à 66770099**6!
Vincent poussa un cri de douleur. Il avait l'im pression qu'une grande porte s'ouvrait dans son cerveau, libérant les trois quarts des possibilités qui se tenaient jusque-là compressées dans un recoin de son cortex.
Il pleurait. Les autres détachèrent ses liens et l'aidèrent à se relever. À présent il pouvait se tenir debout; dans sa tête aussi, il était prêt à affronter l'étendue infinie des chiffres qui dépassent les dizaines.
– 66770099**6, évidemment… Ce n'est pas une chèvre, mais un nombre.
Vincent s'approcha de la fenêtre. Il était saoul de savoir. Il venait de recevoir d'un coup, en pleine cervelle, une tonne de cet enseignement qu'on lui avait distillé jusque-là au compte-gouttes.
Il contempla sa robe, marquée des insignes du monastère du Chiffre. Puis il regarda par-delà la vitre un horizon sans fin, un monde rempli de nombres sans limites, et vacilla sous la sensation de vertige.
Le plafond de son esprit venait de s'élever. Ainsi, toutes ces connaissances que des scientifiques bardés de diplômes impressionnants et de titres intimidants lui avaient accordées comme autant de bijoux précieux n'étaient encore que des prisons. Il avait remercié humblement chaque fois qu'ils lui avaient allongé un tout petit peu sa laisse, mais ce n'était qu'une laisse.
On peut vivre sans laisse.
On n'a pas besoin d'être scientifique patenté pour savoir. Il suffit d'être libre, L-I-B-R-E.
Il n'existe qu'une science, se dit-il, la science de la liberté, de la liberté de penser par soi-même, sans moule préconçu, sans chapelle, sans maître, sans aucun a priori.
17 ne désignait pas un niveau de noblesse dans une stricte hiérarchie, 17 ne constituait pas une prouesse d'intellectuel, 17 était sa prison. Ce qu'il croyait posséder de richesse n'était qu'une minable information sur les prémices de l'étendue infinie des chiffres et des nombres. Il croyait connaître un continent et n'en avait foulé que la rive.
Vincent fixa l'horizon et ôta sa robe de bure. Il ne souhaitait plus être moine-soldat. Désormais, il était un esprit libre. Libre de penser le monde au-delà de toutes limites chiffrées ou numériques. Sa pensée pouvait sortir de son crâne et jouer avec l'infinité des nombres.
Les trois autres le serrèrent dans leurs bras.
– Nous sommes désormais de nouveau quatre à savoir, frère Vincent, et dès que les moines du Chiffre apprendront que tu as failli, ils te considéreront comme un nouvel hérétique et nous dépêcheront de nouveaux tueurs.
Vincent ne revit plus jamais l'archevêque-baron, ni sa famille, ni ses enfants. Il rencontra une princesse, Quatrine, à qui il révéla le secret des nombres sans fin, et il eut des enfants avec elle. À tous, il enseigna que la pensée, comme les chiffres, n'admet aucune prison.
C'est ainsi que Vincent devint un chef hérétique.
La ville de Parmille se souleva contre l'archevêché et établit un gouvernement autonome, avec ses propres valeurs. Ils adoptèrent pour symbole la tête de gazelle aux longues cornes. Au sein de cette minuscule nation furent enseignés les nombres au-delà de 20.
Conséquence: le petit État fut rapidement mis au ban des nations.
Une énorme armée fut montée pour le détruire mais les citoyens s'organisèrent et, grâce à leur courage et leur détermination, ils parvinrent à repousser les troupes ennemies.
L'archevêché décida de changer de tactique. À défaut de prendre la ville, il suffirait d'en réduire l'influence.
D'abord, lui dénier toute légitimité à exister et empiéter peu à peu sur son territoire. Puis, créer sur son flanc une autre nation qui, elle, clamerait haut et fort qu'il n'existait rien au-dessus du chiffre 10.
C'était la réponse du berger à la bergère.
Ce peuple se nomma les Dixcalifieurs. Ils interdirent à quiconque d'évoquer des chiffres supérieurs à 10. «Le Dix est le plus Grand. Et rien n'est au-dessus.» Telle fut leur devise.
Comme la pensée parmillienne se répandait lentement, tant elle était difficile à admettre par des esprits en friche, les Dixcalifieurs reçurent le soutien de tous les organismes officiels, de tous ceux qui avaient intérêt à maintenir les populations dans l'ignorance.
Un peu partout, on assista à l'assassinat de ceux qui connaissaient le 11, le 12, le 13, le 14 ou le 15.
Vincent se rendit compte que la poussée vers le haut qu'il avait voulu initier avait provoqué par contrecoup un déferlement de fanatisme en faveur d'un retour à l'ignorance.
Les Dixcalifieurs ne dissimulaient plus leur dessein. Vague de violence à l'appui, ils contraindraient tous ceux qui pensaient au-delà de 10 à se taire ou se tapir dans quelque recoin.
L'État parmillien tint bon malgré les injustices et les massacres dont il était victime. Ses citoyens continuaient à étudier les chiffres et découvraient des merveilles, comme la magie de Pi ou du Nombre d'or. Ils comprirent les possibilités des nombres irrationnels et touchèrent à l'infini en divisant un jour un nombre par zéro.
Simultanément, la terreur des Dixcalifîeurs s'amplifia. De plus en plus de citoyens s'inclinèrent devant elle, la peur étant un moteur bien plus puissant que la curiosité, la lâcheté un sentiment facile à partager. Et puis les Dixcalifîeurs étaient passés maîtres en désinformation. Non seulement ils assassinaient, mais ils accusaient ensuite les Parmilliens de leurs propres méfaits. Et personne n'osait les contredire. Même au sein de l'archevêché plus personne n'évoquait l'existence des nombres au-delà de 10: «TOUS ÉGAUX, TOUS DANS L'OMBRE DU 10», était-il inscrit sur les murs de la ville. Et aussi: «MORT AUX HÉRÉTIQUES PARMILLIENS.»
Parmille se retrouva isolée du reste des nations, comme frappée d'une maladie contagieuse, la maladie du savoir.
Nul ne soutenait la cité, mais elle existait, et avec elle l'étincelle de la connaissance des nombres se perpétuait. Même limitée à une population de plus en plus réduite.
Ce ne fut que bien plus tard, alors qu'il était déjà vieux et fort chenu, que Vincent fut assassiné en pleine rue par un Dixcalifîeur fanatique.
En tombant, il eut une dernière pensée:
«Dans le combat humain pour l'élévation de l'esprit, il ne suffit pas de monter le plafond, il faut aussi empêcher le plancher de s'effondrer.»
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