La soirée se serait probablement achevée dans une belle entente européenne et dans des baisers fraternels si le diable n’avait pas poussé le fiancé éméché d’Inès à mentionner une fois de plus dans son toast le grand ami russe qui pourrait élargir la minuscule Europe au lointain Oural.
À l’évocation du grand ami russe , Willi le Long réagit comme un taureau sous le nez duquel on aurait agité un drapeau rouge, et, en moins de cinq minutes, il changea la belle entente du Continent en une mêlée générale. La dispute ne cessa que lorsque Marco tira en l’air une rafale de son pistolet mitrailleur, qu’il avait sorti de la maison pendant la querelle.
«Allez, au lit, avant que je ne sorte mon lance-roquettes!» commanda-t-il aux Européens brouillés.
Ils lui obéirent sans broncher et se dispersèrent dans les nombreuses chambrettes et alcôves, ramassant par terre au passage des figues délicieuses que Marco avait fait tomber de l’arbre avec ses balles. Le dernier à rentrer dans le «château» fut le Capitaine Carcasse, après avoir une fois de plus regardé le ciel étoilé et dit d’un air inquiet qu’avant le matin un orage éclaterait. Je refusai de le suivre, je voulais affronter les éléments, car il n’existait pas de tempête qui pouvait se mesurer avec celle qui, depuis le matin, ravageait mon âme. J’attendis qu’Ampère et Diuma se retirent dans leur canot, d’où, accompagnées d’un rire étouffé, surgirent rapidement deux jambes noires écartées, à l’instar d’un compas divin mesurant la distance entre l’étoile polaire et la Croix du Sud.
L’heure vint de me reposer et de reprendre mes esprits dans mon berceau élevé, entre deux arbres, le ciel étoilé européen comme seule couverture. Je contemplai cet abîme, songeant à la fin des vacances, aux virages en épingle à cheveux qui mènent vers le haut plateau du Praz-de-Lys, en face du mont Blanc. Je m’en étais allé courir la Terre en long et en large, mais les prairies célestes de ce village habitaient toujours mon esprit. Là, bientôt, j’entendrai de nouveau les battements de mon cœur, finalement en paix avec moi-même, si la Mafia ne m’envoyait pas au royaume des taupes à mon retour à Ouf.
Si la dernière nuit n’était qu’un cauchemar affreux, si Sandrine et Prosper disaient vrai, peut-être mangerai-je encore des prunes au bord du lac de Constance, et cracherai-je leurs noyaux d’Allemagne en Suisse, souriant tendrement à notre petit continent. Sur cette terrasse, entouré de dames et de messieurs chargés d’années, sirotant un chocolat chaud et trempant de petits pains nattés dans des œufs à la coque, j’avais noué une amitié inattendue avec moi-même, ma vie me ressemblait à l’apprentissage de la mort qui avait précédé mon existence et qui attendait avec patience mon retour dans son giron.
Autrefois, sur la rive du lac de Constance, après avoir pris mon petit déjeuner, m’abandonnant aux délices de la mélancolie, j’allumais un cigare onéreux avec des allumettes au sigle de l’hôtel Bayerischer Hof im Bodensee. Je tenais ensuite longuement cette allumette entre le pouce et l’index, scrutant par-dessus elle la brume mystérieuse du lac, jusqu’à ce que la flamme me brûle. J’aimais cette petite douleur où reposaient quelques menues sagesses, glanées çà et là durant ma brève errance entre deux morts, j’aimais cette flamme qui distillait de la mélancolie pure, capable d’engendrer un grand feu ou de s’éteindre au moindre souffle de vent, brûlant les doigts du vagabond orgueilleux à la fin de son voyage.
Sur ces pensées, je m’endormis sans m’en apercevoir.
Le jour pointait quand je fus réveillé par la rosée matinale et un bruit étrange, pareil au frôlement du cadavre d’Ignace, que j’avais traîné dans mes rêves toute la nuit à travers la forêt, vers la grotte souterraine dont je n’arrivais plus à retrouver l’entrée. Je poussai un soupir de soulagement lorsque j’aperçus la source de ce bruit.
Au pied de mon hamac se tenait Diuma, qui avait tiré jusque là son canot pneumatique. Grâce à quelques restes de peinture, on reconnaissait encore sur son corps son costume de marin de la veille, pareil à celui des enfants que les gouvernantes promenaient jadis sur les rives chics de nos lacs. La petite Sénégalaise avait dû franchir des centaines de kilomètres pour ressentir sur sa peau toute la splendeur de la farce européenne.
Nos regards se croisèrent, et je compris tout.
«Dis à mon Ampère que je ne pouvais pas faire autrement», murmura-t-elle.
Je souris en signe d’accord.
Ses yeux s’emplirent de larmes.
«Dis-lui… que je n’ai rien à chercher dans votre Nord riche, chuchota-t-elle, ravalant ses pleurs. Et dis-lui… que je lui ai menti pour une chose: je ne prends pas la pilule.»
À ces mots, elle éclata en sanglots et en quelques sauts se retrouva au bord de l’eau, où elle se jeta dans le canot, puis rama désespérément vers la sortie de la baie, vers la mer bordière.
Ampère apparut à la porte des toilettes à peine cinq minutes plus tard, mais ce laps de temps fut suffisant pour Diuma: elle voguait déjà vers le large. Je la suivis des yeux avec une sincère admiration, songeant que, si elle continuait à battre ainsi des rames, elle pourrait être de retour dans son Afrique natale d’ici à une petite semaine.
Ampère se comporta comme tout homme amoureux et abandonné. Il se permit de laisser glisser son pantalon jusqu’aux genoux et il ouvrit plus la bouche qu’il n’écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche si grand que je pus facilement observer ses amygdales. Lorsqu’il retrouva le don de la parole, il poussa un cri si strident que je faillis tomber de mon berceau.
«Que ta grand-mère chevauche sans selle un éléphant!
– Ce n’est pas bien de maudire l’éventuelle maman d’une nouvelle race, le réprimandai-je paternellement. La petite m’a chargé de te dire qu’elle mentait quand elle se félicitait de prendre régulièrement la pilule.»
Là, Ampère se mit à pleurer, tout comme la Vénus noire. Il continua à sangloter tel un enfant pendant que sa tendre sœur remontait son pantalon et reboutonnait sa braguette. Il pleurnichait toujours en pompant avec les autres le carburant de la coque de l’ Arche de Noé , et poussait des gémissements inconsolables lorsque nous embrassâmes Marco et prîmes place sur le bateau. Il ne se moucha que quand nous atteignîmes la mer ouverte, après que nous eûmes failli nous ensabler deux fois et eûmes mis enfin le cap sur ouest-nord-ouest.
La nouvelle la plus importante du matin fut l’annonce des fiançailles de Prosper avec un beau Corse aux accroche-cœurs roux. De deux mélancolies maussades, ils avaient fait à la hâte un désir joyeux. Jamais, avant cet événement, je n’avais douté de l’équité du destin, lent mais persévérant comme la justice. Ce destin voulut que, après avoir couru longtemps les jupons à travers tout le Continent, leur errance s’achève par cette rencontre émouvante, matérialisation de leurs rêves secrets.
Prosper disposait de tout ce qui était indispensable pour contenter les sévères critères du roux corse, il était borgne et avait un solide compte en banque à Genève. De son côté, son nouveau compagnon pourvoyait au bonheur de Prosper en lui offrant pour oreiller un grand cœur corse.
Je les observais non sans envie roucouler en se tenant par la main. Le bel homme roux entortillait une mèche tombée sur le front de Prosper, et ce dernier dessinait de son petit doigt dans l’air la maison normande où ils emménageraient à l’automne et s’installeraient avec Gertrude dans des chaises longues devant la cheminée, initialement prévues pour Sandrine et moi. L’image de leurs deux mélancolies unies était la preuve indubitable que l’entente européenne n’était pas un mot creux.
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