Ils s’agitaient dans un vent d’arguments persuasifs:
«Il paie! – Il ne paie pas! – Il paie! – Mon œil!…»
Je ne pus me défaire de l’impression de nous voir assis sur un baril de poudre. La mèche n’était pas encore allumée, mais une étincelle pouvait à tout moment déclencher le mécanisme de la machine infernale. Riant jaune, je songeai à la bonne entente légendaire qui régnait parmi les animaux de la vraie Arche de Noé. Nous étions, nous aussi, des animaux politiques de toutes espèces, n’ayant qu’un infime espoir de finir la croisière avant que le serpent n’avale la grenouille.
La seule chose qui nous manquait pour nous empêcher de nous entredévorer était un vrai déluge.
«Vois-tu un déluge à l’horizon?» demandai-je à mi-voix à Prosper pendant qu’il scrutait l’est avec un instrument en cuivre du Capitaine.
Prosper écarquilla les yeux.
«Rien de moins qu’un déluge?…
– Ou une sérieuse inondation, persévérai-je.
– Je me vois obligé de te décevoir, rétorqua Prosper. Les chances d’un déluge quel qu’il soit sont égales à zéro. Si ça continue à cuire comme ça, j’ai bien peur qu’il ne faille faire le reste du chemin à pied, au fond d’une mer asséchée.»
Je me méfiais de cette idylle estivale. Notre serre, sous la voûte d’azur embrasée, ne promettait que plus d’excitation. D’ailleurs, celle-ci se lisait déjà sur les visages fatigués, sous les chapeaux et les serviettes humides avec lesquels la compagnie essayait de se protéger du petit vent brûlant. Du haut de mon promontoire s’ouvrait une vue splendide sur la dérision et la mélancolie qui, telles des fées douces-amères, régnaient sur notre royaume de culs-de-sac.
XI. Petit Loup. Le souvenir d'un cauchemar.
Et si c’était un mythomane, un imposteur?
Son image ne cessait de me hanter, son visage éclairé par l’incendie de forêt, ses oreilles de vampire dressées sous sa casquette. Prosper et Sandrine avaient beau essayer de me convaincre que nous étions rentrés ensemble nous coucher, je savais que ce ne pouvait être vrai, car il n’existe pas de rêves laissant une vision aussi vivace.
«Il ne manque que ta signature, frérot, répéta Ignace.
– Et si je refusais! m’écriai-je.
– Alors je serais obligé de te zigouiller.»
Depuis le matin, je m’efforçais désespérément de faire revivre dans ma mémoire les derniers instants de ce cauchemar. J’étais si tendu que les veines gonflaient sur mes tempes et que mon cerveau était la proie d’une douleur lancinante, comme si quelqu’un m’enfonçait un poinçon de fer dans l’occiput.
Ignace ne m’avait jamais appelé «frérot». Il aurait dit «p’tit gars». Je me souvenais de chaque détail. Ignace avait donc posé le bout de ses doigts sur mes lèvres. Ses doigts étaient si glacés que l’on pouvait se demander s’ils n’appartenaient pas à un animal à sang froid.
«Tu es cuit, mon p’tit gars, dit-il en souriant. Ce qui t’attend, maintenant, c’est le départ au royaume des taupes.»
Monsieur Ignace n’aurait rien dit de pareil; il n’aurait jamais utilisé l’expression «tu es cuit». D’ailleurs, à cet instant, il ne souriait pas. Au contraire, il s’était assombri comme le ciel avant l’orage, avec ses doigts glacés sur mes lèvres, avant de me tourner le dos. À présent, je voyais comme sur un écran de cinéma ses oreilles pointues se dessiner sur un arrière-plan de flammes. S’il s’agissait réellement d’une créature à sang froid, alors ce ne pouvait être que le fantôme d’un mauvais rêve, et dans ce cas-là Prosper et Sandrine avaient raison: nous étions rentrés ensemble nous coucher!…
Et si c’était un fabulateur, un calomniateur, qui n’avait rien en commun avec la pègre de Toulon?…
«Tu es cuit, p’tit gars, dit Ignace.
– Vous n’avez pas honte, répondis-je, de faire chanter des personnes honnêtes, au nom d’un parrain toulonnais inventé de toutes pièces!…»
Pendant que je ressassais cette vérité, sachant que je vivais dans un monde où le réel menaçait toujours de s’effondrer sous le fardeau de l’illusion, le poinçon de fer s’enfonçait de plus en plus dans mon cerveau.
XII. Prosper. Un homme agenouillé.
«Vois-tu un déluge salvateur à l’horizon? me demanda Sandrine, comme si elle traduisait la pensée des autres.»
La sauvegarde de notre âme en péril fut un nouveau prétexte pour ouvrir une nouvelle bouteille. Nous ouvrîmes donc une nouvelle bouteille, et portâmes un toast à ce nouveau prétexte.
Je remarquai que, dans la confusion générale, notre bateau avait carrément changé de direction. Au lieu de maintenir le cap sur l’est, nous zigzaguions depuis vingt bonnes minutes vers le sud. J’attirai l’attention du Capitaine sur cette circonstance qui pouvait nous mener dans les eaux territoriales italiennes. L’amiral me félicita en public de ma vigilance, s’empressant d’élever Ampère, machiniste en chef, au grade de barreur principal et de lui ordonner de modifier sur-le-champ le chemin du bateau.
Après avoir donné cette instruction, le Capitaine empoigna la bouteille à son tour. C’est à cet instant que les choses commencèrent à virer à l’aigre.
Ampère refusa d’exécuter son ordre et, par la même occasion, dédaigna cette promotion. Cela eut une très mauvaise influence sur les autres matelots du bateau ivre. L’ Arche de Noé tournait sur elle-même suivant son propre sillage, à la stupéfaction de quelques goélands pris de vertige au-dessus du mât. Il s’avéra soudain qu’aucun des marins n’était content de son grade et que le Capitaine avait été injuste à l’égard de tout le monde. Les officiers, Boris et le beau neveu de Napo, demandèrent de l’avancement, estimant avoir servi loyalement à la proue et à la poupe; Inès, en échange du grade de capitaine, exigeait la casquette de vice-amiralesse; José Soares se démettait du titre de gouverneur du stock de pastèques et demandait qu’on le fasse passer navigateur en chef; moi, je refusai catégoriquement d’abandonner ma charge; quant à Petit Loup, il nous surpassa tous, réclamant rien moins que le rôle de commandant du harem du bateau.
L’amiral en colère nous traita de maudits anarchistes et, après avoir bu trois fois de suite à la régalade, il renonça au commandement du bateau et s’éclipsa dans sa cabine pour chercher le repos entre les cuisses de Gertrude. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes sans capitaine et sans timonier sur l’ Arche, qui continuait de tourner frénétiquement en rond et de troubler les oiseaux du littoral corse.
Au moment où tout semblait perdu, alors que, pris dans une spirale, nous nous approchions dangereusement d’un tas de récifs, le salut arriva de là où nous nous y attendions le moins, du haut du pont de commandement, où la majestueuse Alpha se démenait. Sa soif effrénée de pouvoir lui avait vraisemblablement signalé que les circonstances étaient plus que favorables pour une sorte de coup d’État.
«Tous à vos postes!» hurla-t-elle, nue jusqu’à la ceinture, levant les bras en V, comme celui de la victoire, au-dessus de sa tête, ce qui mit davantage en valeur la fermeté de sa poitrine et celle de son caractère.
Nous nous tûmes, heureux qu’il se trouvât enfin quelqu’un pour présider sans pitié à nos destinées. N’étions-nous pas, sur l’ Arche de Noé, des bêtes humaines de toutes espèces, ne souhaitant rien d’autre que choisir le roi des animaux et devenir ses esclaves fidèles.
«Prosper! m’interpella Alpha.
– Mon amiralesse! répondis-je avec un salut militaire.
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