Sa mère et les enfants étaient sur la véranda. Les jumeaux se dirigèrent vers la voiture en se chamaillant. La petite, debout à côté de sa grand-mère, tendait déjà les bras, prête à partir. Elle remercia sa mère de les avoir gardés, puis les fit monter tous les trois, attacha les ceintures de sécurité, redémarra sans tarder, et elle comprit alors qu’il fallait qu’elle retourne là-bas. Que la présence des enfants dans la voiture lui donnerait un bon prétexte pour ne pas s’attarder, laisser tourner le moteur. Tu sors, tu lui dis que c’était une erreur, tu t’excuses, tu lui demandes s’il veut bien te la rendre et tu sais qu’il voudra bien. Mais fais vite. Les garçons risqueraient de demander qui c’était, et d’en parler à leur père, plus tard, à la maison. Maman est allée voir un monsieur, dirait l’un. Et l’autre dirait c’était qui le monsieur, maman ? Et lui, alors, poserait sans doute la même question, et elle lui répondrait je suis passée voir une telle ou une telle pour lui demander si elle voulait aller au cinéma ce week-end mais elle n’était pas chez elle et le mari d’une telle ou une telle arrivait en voiture juste à ce moment-là et il est sorti pour dire bonjour juste avant qu’on s’en aille et bon alors qu’est-ce qu’on va manger ce soir ? Elle visualisa toute la scène et elle lui sembla tenir la route, alors elle continua de rouler en direction de la maison de Russell tout en réfléchissant à la meilleure façon de réciter sa tirade. Elle se sentit nerveuse tout à coup en tournant au coin de la rue, puis déçue quand elle vit qu’il n’était plus là, sur le perron. Elle ralentit en passant devant la maison et remarqua que le pick-up n’était plus là non plus. Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’un des garçons, et elle ne lui répondit pas. Puis l’autre posa la même question. Qu’est-ce qu’on fait ?
Elle resta là, sans rien dire, à regarder ces marches où il s’était assis. Où elle s’était assise avec lui. Où il lui avait pris la main.
Maman ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Russell cala le fusil derrière le siège du pick-up et alla en ville boire un café. Il s’installa au comptoir tandis que la foule du samedi soir grossissait un peu plus chaque fois que tintait la sonnette de la porte d’entrée. La serveuse venait sans cesse remplir sa tasse tandis qu’il déchirait une serviette en papier pour en faire un petit tas de confettis.
Derrière lui, une jeune fille renversa son verre de thé glacé, ce qui fit sursauter sa sœur qui renversa le sien et les deux verres tombèrent de la table et se brisèrent en mille morceaux. La mère gronda la coupable du regard et sa fille lui dit qu’elle n’avait pas fait exprès. Sims arriva avec un torchon, mais ça ne suffirait pas, alors il retourna en cuisine, et il revint suivi d’une femme qui portait un plateau. Les cheveux noués en queue-de-cheval à la va-vite. La famille s’écarta de la table pour la laisser ramasser les morceaux de verre par terre, puis elle débarrassa les assiettes éclaboussées de thé. Sims installa la famille à une autre table tandis que la femme allait poser son plateau sur le comptoir, puis elle disparut dans la cuisine, revint munie d’une serpillière et d’un seau, et se mit à nettoyer le sol sous la table et les chaises.
Russell paya son café et sortit. Alluma une cigarette, leva les yeux vers la lune tout juste apparue dans le ciel, puis il se rendit à l’Armadillo et s’installa au bar. Deux hommes étaient assis à l’autre bout. Jeunes, chemises crasseuses, ongles en deuil. Le barman était penché sur le comptoir et discutait avec eux. Il n’y avait personne d’autre et la musique était éteinte. Russell demanda une bière. Le barman sortit une bouteille de la glacière, la lui apporta, puis retourna parler avec ses copains sans lui avoir adressé un seul mot.
Un groupe de femmes entra et s’installa à une table, puis deux garçons qui déguerpirent dès que le barman leur demanda une pièce d’identité. À part ça, l’endroit était plutôt calme. Russell regarda la petite aiguille de l’horloge accrochée au-dessus du comptoir franchir le huit, puis se rapprocher du neuf, et il se demandait pourquoi la fête battait son plein ici le jeudi soir mais pas le samedi. Un éclat de rire collectif retentit à la table des femmes. Russell tourna la tête dans leur direction et aperçut alors une autre femme, debout sur le seuil. Elle entra et regarda autour d’elle d’un air timide. Les genoux râpés, les épaules maigrichonnes. Les femmes attablées la dévisagèrent puis se mirent à échanger des murmures tandis qu’elle s’approchait du bar et s’asseyait trois tabourets plus loin, un billet de vingt dollars serré dans la main. Elle tourna la tête vers Russell et le surprit en train de la regarder, et il reconnut la femme qu’il avait vue passer la serpillière dans le café. Elle demanda au barman combien coûtait une bière et le barman lui répondit Un dollar cinquante. Elle réfléchit un moment, puis lui dit qu’elle en voulait une. Le dos de son chemisier était trempé de sueur après une journée de travail. Le barman la servit, et quand elle leva sa bouteille de bière sa main tremblait légèrement.
L’endroit était différent ce soir, sans les musiciens, sans la foule, et il regrettait à présent de ne pas avoir pris le numéro de téléphone de Caroline la dernière fois. Il regrettait d’être parti comme un voleur au milieu de la nuit. Il imagina le plaisir qu’il aurait à se glisser au lit avec elle à cet instant, sous un filet d’air conditionné, les couvertures remontées jusqu’au menton. Il regarda la maigrichonne et la vit serrer les billets que lui avait rendus le barman comme si elle craignait qu’ils ne s’envolent. Elle n’était plus assise sur le tabouret mais debout à côté. Elle termina sa bière puis s’essuya la bouche du revers de la main. Jeta un bref regard autour d’elle, puis s’en alla.
Russell fit signe au barman et dit Une autre.
Larry appela Walt et lui dit qu’il allait au Buddy’s, et Walt lui dit qu’il le rejoindrait là-bas. Le Buddy’s était situé dans un grand virage sur Delaware. Un bâtiment en brique trapu, la devanture illuminée d’enseignes de bière au néon. C’était une ancienne animalerie, qui s’était reconvertie en disquaire et d’autres choses encore, mais la brique rouge avait été recouverte d’une couche de peinture violet foncé et les ivrognes s’y bousculaient en titubant jusqu’à la fermeture à trois heures du matin. Larry entra dans le bar et regarda autour de lui. Le comptoir longeait le mur de gauche, et la salle principale était bondée de tables fabriquées à partir de vieilles portes en bois. Des postes de télévision étaient suspendus derrière le bar et à chaque coin de la salle, et les murs de brique étaient ornés de photos encadrées de joueurs de foot arborant le maillot d’Ole Miss, de Mississippi State ou des Saints. Les enceintes crachotaient un vague blues et deux ventilateurs au plafond remuaient la fumée des cigarettes, et il ne vit personne qu’il connaissait.
Larry traversa la salle et s’engouffra dans un couloir qui menait à une vaste terrasse couverte. Il y avait là un autre comptoir, du plancher au sol et deux autres postes de télé. Des colliers de perles de mardi gras étaient suspendus aux poutres apparentes et une statue d’Indien comme on en trouvait devant les tabacs trônait à l’extrémité du bar. La terrasse était protégée par des tentures au sommet desquelles étaient accrochées des loupiotes de Noël blanches. Deux blondes étaient assises au comptoir, leurs verres portant la trace de leur rouge à lèvres, mais les tables étaient vides. Larry rebroussa chemin et alla s’installer au bar dans la salle principale.
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