— Et qui est notre héros ?
— Arrête.
— Je sais. Pardon.
— Je croyais que tu ne m’en voulais pas.
— Je ne t’en veux pas, à toi. Mais j’en veux à la terre entière pour un tas de trucs. J’imagine que tu peux comprendre. »
Elle posa sa cigarette sur les marches du perron.
« Oui, je peux comprendre.
— S’il y a quelqu’un qui devrait comprendre, parmi tous les gens que je connais, c’est bien toi.
— Je comprends, je t’assure. Bon sang. Moi aussi j’ai du mal à tourner le dos à tout ça. »
Il se leva et se mit à marcher dans le jardin. Les mains dans les poches. Se tourna vers elle. Regarda les bâches bleues. Le vieux Ford.
« Tes fenêtres, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai décidé de les remplacer, c’est tout. Tu sais ce que c’est, les vieilles maisons… »
Et soudain il n’avait plus envie que d’une seule chose : le silence. Plus un mot. Il voulait retourner s’asseoir à côté d’elle et lui prendre la main. Il se dit que s’il pouvait faire ça, alors il restait de l’espoir. L’espoir de se sentir vraiment revenu chez lui.
Alors il retourna s’asseoir à côté d’elle et il lui prit la main. Et elle le laissa faire sans rien dire pendant un long moment, un moment qui les ramenait à une époque lointaine. Mais elle finit par retirer sa main, puis elle lui caressa le dos et elle se leva pour sortir un bout de papier de sa poche. Elle le lui tendit et il le regarda. Le petit mot qu’il avait laissé dans sa boîte aux lettres.
« Russell, dit-elle. Tu ne peux plus faire ça. »
Il froissa le bout de papier et le garda dans son poing.
« D’accord.
— Je ne plaisante pas.
— D’accord.
— Toi et moi, ce n’est plus pareil désormais. Plus du tout pareil.
— Je sais. Mais ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. »
Elle croisa les bras. Leva les yeux vers le ciel.
« Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas, moi non plus. Simplement que c’est comme ça et qu’on n’y peut rien.
— Ça veut dire ça et pas mal d’autres choses.
— Et d’ailleurs ce n’est sans doute plus le même genre d’amour.
— Pour toi, peut-être.
— Je ne pourrai pas revenir. Il faut que tu me promettes de ne plus t’approcher de la maison.
— Promis.
— De toute façon je ne suis pas sûre que tu aimerais beaucoup la personne que je suis devenue.
— Je pourrais dire la même chose. Mais je parie que si, je l’aimerais quand même.
— Oui, dit-elle. Moi aussi. »
Elle sortit alors de son autre poche une bague. L’alliance qu’il lui avait donnée. L’alliance qu’elle avait acceptée. Elle la posa au centre de sa paume et la lui tendit.
Il la regarda.
« Je n’en veux pas. »
Elle fit un pas en avant et posa l’alliance sur les marches, juste à côté de lui.
« Il faut que j’y aille, dit-elle.
— Sarah, reprends ça. C’est à toi.
— C’était. Il y a longtemps. »
Il hocha la tête. Et elle hocha la tête. Et elle resta là, à attendre qu’il se lève. Qu’il ajoute quelque chose. Mais il ne bougea pas et ne dit rien. Alors elle remonta dans sa voiture. Elle lui lança un regard en s’éloignant, mais ne lui adressa aucun signe d’adieu. Et lui non plus.
À peine avait-elle atteint le bout de la rue qu’elle regrettait de la lui avoir donnée. Bon sang, pourquoi la lui avoir rendue ? Et avec un tel empressement. Sans la moindre compassion. Elle ne comprenait pas. Ne savait même plus ce qui avait bien pu la pousser à l’apporter. Elle s’arrêta au panneau stop et jeta un coup d’œil derrière elle. Il était toujours là, assis sur le perron. Les yeux fixés non pas sur elle mais droit devant lui. Elle se rendait compte à présent que c’était bien plus qu’une alliance. Bien plus qu’un simple objet enfoui dans son tiroir à sous-vêtements depuis onze ans. Bien plus qu’un simple objet qu’elle avait pris soin de dissimuler quand elle s’était mise en ménage, et qu’elle avait pris soin de dissimuler quand ils avaient déménagé pour une plus grande maison. Plus qu’un simple anneau d’or blanc rehaussé d’un petit diamant. Elle comprenait à présent, arrêtée à ce panneau stop, le regardant par-dessus son épaule, que cette alliance représentait beaucoup plus. Que c’était un objet magique. Toujours à portée de main. Un objet qui pouvait à tout moment lui ouvrir la porte d’une autre vie, dans un autre monde, avec un autre homme, et tant que cette alliance avait été en sa possession, cette autre vie était restée possible dans son esprit. Cet autre endroit vers lequel dériver. Un monde qu’elle n’aurait pas pu rejoindre, et qu’elle n’était pas sûre de vouloir rejoindre, quand bien même elle aurait eu le choix, mais un monde possible, auquel elle pouvait penser parfois, quand elle était seule.
Et maintenant elle l’avait donné, ce petit objet magique, elle l’avait rendu à l’homme qui était au centre de ce monde, et elle savait qu’à l’instant où elle le lui avait remis, elle avait fait une croix sur cette partie de sa vie. Elle tourna à droite et se dirigea vers la maison de sa mère. S’arrêtant à chaque croisement en se disant de faire demi-tour, même si elle savait que c’était impossible, quelques minutes à peine après lui avoir déclaré qu’elle ne pourrait pas revenir. Pas même pour lui demander de lui rendre cet objet si précieux.
Elle traversa la ville. Repensant tandis qu’elle conduisait à ce qu’elle avait éprouvé en découvrant le petit mot hier matin, par terre, derrière la porte. Là où tombaient, tous les jours de leur existence, sauf le dimanche, les quittances de loyer, les factures d’électricité et les cartes de vœux à Noël. Elle avait tout de suite deviné qui avait déposé ce mot et ce qu’il disait, avant même de se pencher pour le ramasser, et elle l’avait lu une fois, deux fois, cinq fois, huit fois, debout dans la maison silencieuse baignant dans la lumière du petit matin. Elle l’avait lu et relu, puis elle avait relevé les yeux vers le carreau rectangulaire de la porte d’entrée en essayant de l’imaginer, au beau milieu de la nuit, s’approcher de la maison, puis du perron, puis de la porte, essayant de l’imaginer tourner le dos ensuite, s’éloigner de la porte, du perron, de la maison, et disparaître dans la rue noire, les mains dans les poches. Et à cet instant, debout dans l’entrée en train d’imaginer la scène, elle avait serré le bout de papier entre ses doigts, comme pour en exprimer la dernière goutte, et c’est alors qu’elle avait entendu la première petite voix de la journée, qui l’appelait, Maman, et puis les autres petites voix juste après, Maman, maman. Et ce qu’elle avait ressenti en défroissant le bout de papier sur sa cuisse, puis en tirant sur l’élastique de son pantalon de pyjama pour glisser le mot dans sa culotte tandis qu’elle entendait résonner sur le parquet les petits pas des enfants qui venaient la chercher. Les aider à se débarbouiller le visage, puis à se brosser les dents, puis préparer les bols de céréales pour les garçons, et rester à côté de la petite pour lui apprendre à tenir sa cuillère, et sentir pendant tout ce temps le bout de papier plaqué contre sa peau comme si c’était sa main à lui qui s’était posée là et qui la caressait et descendait jusqu’à cet endroit de sa chair qu’il connaissait si bien. Et le soulagement qu’elle avait éprouvé en entendant les pas lourds dans l’escalier et la voix grave dans la cuisine, distribuant les bonjour et les baisers sur le front, déjà fin prêt pour la journée, le nœud de cravate bien serré, les joues bien rasées, embaumant le mâle bien propre et frais. Vas-y, lui avait-il dit. Je m’occupe de la suite. Elle était montée à l’étage et elle avait sorti le bout de papier de sa culotte, et elle l’avait relu, puis elle l’avait replié et ensuite il avait fallu se dépêcher. Une douche express, un coup de brosse, un maquillage sommaire, puis s’habiller, mettre ses chaussures, et puis replier une dernière fois le petit mot et le glisser à la hâte dans la poche du pantalon à l’instant même où il l’appelait d’en bas. Les enfants sont prêts. Je file. Alors elle s’était assise au bord du lit, et c’est à ce moment qu’elle avait eu l’idée de prendre la bague et de la garder sur elle jusqu’à ce qu’elle ait le courage d’aller le voir, et elle était allée la piocher tout au fond du tiroir où elle était restée cachée durant toutes ces années et lui avait permis de franchir cette porte et de pénétrer dans cet autre monde. Et peut-être, se disait-elle à présent, si elle faisait demi-tour et lui demandait de la lui rendre, peut-être pourrait-il comprendre tout ce qu’elle avait ressenti ce matin-là.
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