Ils se dirent au revoir, raccrochèrent, et Russell alla dans la salle de bains. Il se lava les mains et inspecta sa barbe. Les poils gris ici et là. Tandis qu’il s’examinait dans la glace, il entendit claquer la portière d’une voiture devant la maison et essaya de se rappeler où il avait mis le fusil. Il tourna la tête et aperçut par l’embrasure le carreau en forme de losange de la porte d’entrée. Il traversa le salon et il lui sembla reconnaître le véhicule. Une grosse bagnole noire, quatre portières, qu’il avait déjà vue quelque part. Il ouvrit la porte et elle était là, debout sur le perron.
« Salut », dit Sarah.
De près, ses cheveux bruns tiraient légèrement sur le roux. Elle portait un pantalon noir et des bottines noires. Un chemisier blanc, les quatre boutons du haut défaits, donnant au col la forme d’un V.
Ils s’assirent côte à côte sur les marches, les yeux fixés sur la maison d’en face. Elle ôta ses bottines et soupira. Elle ne portait pas de chaussettes, et Russell regarda ses pieds. Le vernis rouge écaillé sur ses orteils. Puis ses mains. Elle avait les ongles lisses, et on devinait une inscription à moitié effacée sur sa main gauche. Elle portait son alliance et une montre.
« Tu n’as pas changé », dit-il.
Elle esquissa un sourire.
« Je t’en prie.
— Si, je t’assure.
— Toi, par contre, dit-elle, tu aurais besoin d’une cure de bons petits plats.
— Je vais me rattraper, t’inquiète. »
Elle inclina la tête et le dévisagea.
« Sympa, ton déguisement », dit-elle.
Il passa la main sur le chaume qui lui hérissait le menton.
« Les avis sont partagés. Mais je trouve que ça marche pas mal pour passer incognito.
— Je ne t’aurais pas reconnu dans la rue.
— Et moi je ne t’aurais pas laissée passer ton chemin. »
Elle colla ses paumes l’une contre l’autre. Baissa les yeux. Remit ses bottines.
« Tu vas bien ? »
Il se laissa aller en arrière, les coudes calés sur les marches.
« Oui. Ça va.
— Ton père doit être tellement content.
— Ça oui.
— Ta mère aussi l’aurait été, j’imagine.
— Ça lui aurait fait plaisir de me voir assis là.
— Je parie qu’elle sourit en ce moment même, où qu’elle soit.
— J’espère. »
Sarah coinça ses deux mains accolées entre ses genoux, les doigts entrecroisés, frottant ses pouces l’un contre l’autre.
« Alors. Qu’est-ce que tu vas faire ? Aider Mitchell ?
— Non. Mitchell n’a plus besoin d’aide pour grand-chose. Il a presque tout vendu, à part cette petite baraque, et encore, j’imagine qu’il ne l’a gardée que pour moi. »
Il se leva et alla prendre son paquet de cigarettes dans le pick-up. Puis il revint s’asseoir à côté d’elle en s’en allumant une. Il lui en proposa une et elle hésita. Sourit, puis lui dit j’ai arrêté. Oh, et puis merde, après tout, ajouta-t-elle aussitôt. En souvenir du bon vieux temps. Et elle prit une cigarette, l’alluma, et ils restèrent assis là à fumer ensemble.
« Très chouette, ta maison, dit-il au bout d’un moment. Bleue. Une idée à toi, je parie.
— Fais un tour dans le quartier un de ces jours et tu verras, toutes ces grosses baraques sont blanches. J’en pouvais plus.
— Les voisins ont rien dit ?
— Non, à part une vieille qui est venue nous voir pendant qu’on peignait la façade pour nous dire que c’était irrespectueux, ce qu’on faisait à cette maison.
— Qu’est-ce que tu as répondu ?
— Rien. Qu’est-ce que tu veux répondre à des gens comme ça ?
— Dégonflée.
— Pas dégonflée. Mature.
— Bonnet blanc, blanc bonnet. »
Il envoya voler sa cigarette dans les buissons et pensa à la fille qu’il avait connue, celle qui taguait les panneaux stop, éclusait les bières et plongeait toute nue. Il l’imagina en train de se retenir de dire à cette vieille ce qu’elle aurait voulu lui dire. Peut-être que ses gamins n’étaient pas loin. Ou son mari. Ou peut-être était-elle devenue ainsi, tout simplement.
« Tu m’en veux toujours ? » demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
« Non.
— Tu es sûr ?
— Je te l’ai dit à l’époque et je te le redis aujourd’hui. J’ai aucune raison de t’en vouloir. Et si je me souviens bien, tu m’as dit la même chose. »
Au début, elle se tapait les quatre heures de route deux fois par mois pour venir le voir et parler avec lui trente minutes. Prenant seule le volant pour se rendre au milieu de nulle part, traversant le désert du delta pour arriver à ce palais de béton où les criminels essayaient de survivre les uns contre les autres. Fouillée par des hommes armés. Palpée à des endroits du corps où il aurait été impossible de cacher quoi que ce soit. Il était mortifié qu’elle voie le genre de personnes avec qui il vivait, et le genre de personnes qui venaient leur rendre visite. Elle se forçait à sourire, et se forçait à parler du monde extérieur, mais son visage tendu ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle ressentait vraiment.
« Je ne crois pas que je pourrai revenir, Russell, avait-elle fini par lui dire au bout de deux ans, la voix chevrotante et les yeux embués.
— Je ferais pareil si j’étais à ta place. Ça rime à rien. »
Il savait depuis longtemps que ce moment arriverait, et d’une certaine manière il avait été soulagé d’entendre ces mots, mais il n’avait pas pu lever les yeux en lui répondant.
« Comment ça, ça rime à rien ?
— Ça rime plus à rien. Tu sais très bien ce que je veux dire.
— Tu n’es pas obligé de le formuler comme ça, dit-elle.
— Y a pas d’autre façon de le formuler.
— Je sais.
— Bon. Moi aussi, je sais. Alors vas-y, et ne reviens pas. »
Il s’était entraîné à cette dureté, dans la solitude de sa cellule, s’adressant à une paroi de béton comme s’il parlait à la femme qu’il aimait. La femme qu’il devait convaincre, il le savait, de continuer à vivre sans lui.
« Pour de vrai, avait-il dit. Ne reviens pas. »
Elle avait regardé les autres autour d’eux dans le parloir. Se retenant pour ne pas fondre en larmes. Alors il lui avait dit que ce n’était facile pour personne. Aujourd’hui ou dans un an, peu importe. Ça ne sera jamais facile, et la seule chose à faire, c’est de te lever, de remonter dans ta voiture et de t’en aller. Sans même me regarder.
Et c’est ce qu’elle avait fait. Elle avait sorti un mouchoir de son sac à main, s’était essuyé le nez et les yeux, puis elle s’était levée sans le regarder, et elle s’était dirigée vers la porte sans le regarder, et pendant qu’elle retraversait le delta, elle avait arraché le rétroviseur intérieur et l’avait jeté par la vitre.
Il n’avait reçu qu’une seule lettre après cette dernière visite, trois ans plus tard, dans laquelle elle lui parlait de sa nouvelle vie. Il l’avait jetée dans les toilettes, mais il avait gardé l’enveloppe, dans l’idée de se rendre à cette adresse, un jour, peut-être, et de voir si elle accepterait de poser de nouveau les yeux sur lui. Comme elle le faisait à présent.
« Tu veux une bière ? lui demanda-t-il.
— Déjà que je fume une cigarette alors que je ne devrais pas…
— Pourquoi tu ne devrais pas ?
— Parce que, Russell.
— Bon. Alors, tu en veux une ou pas ?
— J’en ai envie. Mais non. Il faut que j’aille chercher les enfants.
— Les enfants. Au pluriel.
— Au pluriel.
— Combien ?
— Des jumeaux et une fille.
— Quel âge ?
— Les garçons ont quatre ans et la petite presque dix-huit mois.
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