« Je me suis dit que ça aiderait Consuela à se sentir comme chez elle, dit Mitchell en considérant la statue avec une certaine fierté. Tu sais, à la télé, toutes ces places de village et ces endroits qu’on voit dans d’autres pays où y a toujours une statue au milieu ? Je sais qu’il y en a des comme ça au Mexique. Clive m’en a parlé, la première fois qu’il est allé là-bas. Des grandes places avec des rues en terre rouge, il a dit, et des Vierge Marie partout.
— Où est-ce que tu as dégoté ça ?
— Un type qui avait tout un tas de chiens et d’anges en béton en bordure d’autoroute. Il se l’était mise de côté pour lui mais j’ai réussi à l’avoir. On se baladait. On faisait le tour des bazars du coin. Quand elle l’a vue, elle a souri en hochant la tête, et j’ai pensé que ça voulait dire qu’elle en avait envie, et voilà, c’est là maintenant.
— C’est là maintenant.
— Ou plutôt elle est là maintenant.
— Oui. Elle. Bien sûr.
— Tu crois que je devrais la mettre plus près de la maison ? »
Les deux hommes tournèrent la tête et virent Consuela debout à la lisière du jardin, en train de les observer. Elle portait l’un des tabliers de Liza.
Mitchell alla prendre un chariot dans la grange. Russell se plaça derrière la Vierge, passa ses bras autour de sa taille et la tira en arrière, et Mitchell fit glisser le chariot sous le socle. Elle pesait aussi lourd qu’eux deux réunis, et son poids les aida à la faire rouler sur le chemin en légère pente jusqu’à la maison. Mitchell lui fit signe de s’arrêter quand ils furent au milieu du jardin, au niveau d’une vieille tige en métal qui avait servi autrefois de poteau de corde à linge et autour de laquelle s’était enroulée une tresse de lierre. Ils s’échinèrent à la faire descendre du chariot et à la positionner face à la fenêtre de la cuisine. Mitchell se tourna vers Consuela, et elle dit quelque chose qu’il ne comprit pas puis rentra dans la cuisine. Russell recula d’un pas et admira les bras puissants de la Vierge, ses yeux pleins de bonté, ses mains ouvertes, comme si l’annonciation du Christ était sur le point de se déverser de sa bouche à tout moment.
« Je veux même pas savoir combien tu l’as payée.
— Tant mieux, dit Mitchell. Allons manger. »
De retour dans la cuisine, Mitchell se remit aux fourneaux. La grande poêle à frire était installée sur la véranda, juste derrière la porte de la cuisine, et il allait et venait de l’une à l’autre. Jetant les poissons dans la poêle. Retournant en préparer d’autres. Russell le suivait, une bière à la main, l’appétit aiguisé. Bientôt le plat au centre de la table fut rempli de filets dorés et croustillants. Tandis que les hommes s’activaient, Consuela avait mélangé le chou et les carottes avec de la mayonnaise, de l’huile, du vinaigre et du poivre, et le bol de coleslaw alla rejoindre le plat de poissons. Quand tout fut prêt, Mitchell dit à Russell d’ouvrir le frigo et de sortir à boire pour tout le monde. Russell apporta les bières, ainsi que le ketchup et la sauce piquante, et tous trois passèrent à table.
Russell allait se servir quand Consuela baissa la tête et croisa les mains. Russell se figea et attendit avec Mitchell que Consuela ait fini de dire le bénédicité, puis le repas put enfin commencer.
Russell aurait voulu parler de sa mère. De ses derniers mois, et de l’enterrement, mais ce n’était pas le bon moment. Alors il parla de la chaleur, et de la propriété qui avait l’air de se porter comme un charme. Une fois le repas terminé, Consuela débarrassa la table et Mitchell et Russell allèrent dehors fumer une cigarette. Puis Consuela les rejoignit. Père et fils s’installèrent dans les fauteuils à bascule, et Consuela descendit dans le jardin voir la statue. Elle s’arrêta devant elle et resta immobile. Les yeux fixés sur son visage de béton. Puis elle se mit à tourner autour, la tête baissée comme si elle cherchait quelque chose par terre.
« Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Russell.
— Elle marche. Tous les soirs elle fait ça. Parfois on l’entend chanter toute seule. Des jolies chansons. Des chansons tristes. Ça me rappelle ta mère, quand elle fredonnait tout bas dans la cuisine ou dans le jardin en s’occupant de ses fleurs. »
C’était le crépuscule à présent. On entendait striduler les premiers criquets. La brise du soir. Ils observaient Consuela. Les bras dans le dos, comme une écolière au moment de l’appel. Et alors elle se mit à chanter, et sa voix se mêla à la nuit commençante.
« Je persiste à penser que tu serais mieux avec nous, dit Mitchell.
— Je persiste à penser le contraire », rétorqua Russell.
Il songea à Larry et Walt. Ils étaient là, dans les parages. Ils avaient promis qu’ils reviendraient. Russell savait qu’ils le suivraient, où qu’il aille.
« Qu’est-ce que tu as fait du fusil ?
— Je l’ai mis au clou.
— Merde, Russell.
— Trente dollars.
— Trente dollars ?
— Mais non, papa, je plaisante. »
Consuela s’était rapprochée de l’étang et commença à tourner autour. Dans le peu de lumière qu’il restait, elle n’était plus qu’une silhouette.
« Pendant combien de temps elle fait ça ? demanda Russell.
— Je sais pas trop. Parfois je rentre à l’intérieur avant qu’elle ait fini. »
Russell alla leur chercher deux autres bières et ils restèrent assis à se balancer dans leurs fauteuils à bascule. Russell faillit demander à son père s’il n’y avait pas une maison quelque part à repeindre, mais il préféra garder le silence. Consuela finit par revenir, rentra dans la maison, alla se prendre une bière et s’installa à côté des deux hommes.
« Tu le sais bien. Pas vrai ? dit Mitchell.
— Je sais bien quoi ? »
Son père but une gorgée. Marqua un temps.
« Belle soirée, dit-il.
— C’est pas ce que t’allais dire.
— Non.
— Alors quoi ?
— Qu’il va venir te chercher, Russell.
— Déjà fait.
— Il a un grain. Depuis toujours.
— Je suis au courant. »
Mitchell se leva et fit quelques pas jusqu’au bord de la véranda. Il cracha dans l’herbe, leva les yeux vers la nuit de plus en plus dense et dit il va venir et revenir et il te lâchera pas. Jusqu’au bout.
Larry était assis au volant de son pick-up, le bras sorti par la vitre ouverte. Il était garé devant la maison de Russell, toutes vitres baissées, la radio en sourdine. Un pied-de-biche et des cannettes de bière vides sur le siège à côté de lui. Au départ sa seule intention était de sortir, de rouler au hasard. Au bout de quelques cannettes, il avait continué à rouler. Et maintenant il était garé là et il essayait de réfléchir à la meilleure façon de foutre la pétoche à l’homme qui avait tué son frère.
On l’avait toujours appelé « le grand », parce qu’il dépassait d’une bonne tête tous les hommes de la famille Tisdale, qui culminaient en général à un mètre quatre-vingts. Les grands-pères, les oncles, les frères, tous. Six années le séparaient de ses frères, du plus jeune au plus âgé. Ils étaient tous sur le même format : front et menton carrés, cheveux bruns coupés court, la raie sur le côté gauche, la bouche fine et sérieuse. Larry était l’aîné. Et le petit dernier reposait sous terre depuis onze ans.
Son problème, c’était qu’il était plus fidèle qu’un chien et qu’il pensait que tous les autres auraient dû l’être aussi. C’était ce trait de caractère qui l’avait amené pendant des années à se battre sans cesse sur des parkings, pour des filles, et plus tard dans des bars, pour des femmes. Et c’est ce qui l’avait amené à penser sans cesse au jour où Russell Gaines sortirait de prison.
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