« Dans l’autre sens, répondit-il. Montez, je vous dépose.
— Merci, ça ira, dit Maben. On est mouillées.
— Pas grave.
— Ça ira.
— Vous êtes sûre ?
— Oui.
— Bon. »
Le flic repartit et tourna à droite au bout de la rue.
Elles firent demi-tour, revinrent à leur point de départ trois rues plus loin et traversèrent. Encore quelques pâtés de maisons puis elles sortirent du centre-ville et passèrent devant de vieilles bâtisses, dont certaines étaient condamnées, leurs fenêtres barrées de planches, leurs vérandas écroulées, tandis que d’autres avaient été remises à neuf et repeintes, leur toit réparé et leur façade agrémentée de parterres de fleurs. Elles arrivèrent devant une gare de triage où une locomotive poussait un wagon contre un autre et elles entendirent le bruit du métal s’encastrant, et Annalee ne quitta plus les wagons des yeux tandis qu’elles continuaient et elle les regardait encore quand sa mère dit on y est.
On aurait dit une ancienne église, ou peut-être une école. C’était un bâtiment de brique, rectangulaire, et derrière l’accueil s’étendait une rangée de cloisons jusqu’au fond, et entre les cloisons on apercevait des couchettes, des armoires étroites et des tables de chevet. La femme à l’accueil avait les cheveux gris, serrés en chignon au sommet du crâne, elle était menue mais parut sûre d’elle quand elle leva les yeux vers Maben et Annalee et qu’elle leur demanda ce dont elles avaient besoin.
« Un endroit où se poser », dit Maben en lâchant le sac-poubelle au sol à côté de la petite.
La femme sortit de derrière son comptoir, s’approcha, s’accroupit devant la fillette et lui demanda si elle voulait quelque chose à boire. Annalee hocha la tête, et la femme appela et une adolescente apparut à la porte d’un bureau sur la droite.
« Apporte-nous un peu d’eau. Et des serviettes », dit la femme.
La jeune fille retourna dans la pièce et revint avec deux bouteilles fraîches. La première chose que firent Maben et Annalee fut de les presser contre leur front. Puis la femme aux cheveux gris leur désigna des chaises alignées contre le mur et elles s’assirent toutes les trois. Maben se sécha la tête avec une serviette puis fit pareil pour Annalee.
La femme dit qu’elle s’appelait Brenda, puis elle commença à poser des questions, auxquelles Maben répondit. Sans presque jamais dire la vérité. Annalee buvait en silence, et elle finit sa bouteille avant sa mère. Une fois Brenda apparemment satisfaite et assurée que cette femme et sa fille avaient réellement besoin d’une place au foyer, elle leur expliqua qu’ils pouvaient les accueillir mais que ce n’était que temporaire. Elle ne donna pas plus d’explications. Aujourd’hui on est vendredi, donc on vous inscrit à compter de là. Il y a une petite cuisine, mais si vous vous en servez, c’est vous qui nettoyez. Que du basique, alors ne cherchez pas la carte des plats du jour. Les hommes ne sont pas autorisés. Si vous enfreignez cette règle, on vous demandera de partir immédiatement. Nous pouvons installer deux matelas dans la même pièce, comme ça vous ne serez pas séparée de votre fille. Il y a des douches, des serviettes et du savon. Lave-linge, sèche-linge. Je suis là pendant la journée, et il y a quelqu’un d’autre pour la nuit, la porte ferme à vingt heures et il vous faut un mot de passe pour rentrer. Et si vous cherchez du travail, il y a un café en ville où vous pourrez faire la plonge et travailler en cuisine.
Puis elle demanda ce qu’il y avait dans le sac-poubelle.
« Tout », dit Maben.
Le sac était troué et déchiré et des bouts de vêtements dépassaient ici et là.
« Je vais vous trouver autre chose, dit Brenda.
— Non, dit Maben en ramenant le sac contre elle. Ça ira. Vous pouvez nous montrer où on peut se mettre ?
— Ça, ça ne devrait pas être trop difficile, vu qu’il n’y a que vous. Il y avait une femme mais elle a disparu Dieu sait où pendant le week-end, et une autre qui est repartie avec son petit copain. Celui-là même qu’elle fuyait quand elle est arrivée ici. Ça n’arrête jamais. Mettez-vous où vous voulez. Tous les emplacements font grosso modo la même taille. Cela dit, je vous conseille d’aller plutôt vers le fond, parce que les trains ne roulent pas exactement sur la pointe des pieds quand ils passent. »
Elles allèrent se poser dans un coin au fond du bâtiment, près de la cuisine et des sanitaires, et sous une grande fenêtre parce que Annalee voulait voir la lune quand elle serait couchée. Maben fouilla dans le sac, sortit des vêtements secs, et elles se changèrent. Elle aurait voulu le vider de tous ces habits crasseux roulés en boule, mais elle ne savait pas où mettre le revolver, alors elle fit glisser le sac sous sa couchette. Elle se rendit dans la salle de bains, se nettoya le visage, puis elle mouilla un gant pour nettoyer celui d’Annalee, mais quand elle revint la petite s’était endormie. Maben passa délicatement le gant sur son front, puis elle le reposa et s’allongea à côté de la fillette, et la fatigue de la marche et l’inquiétude la rattrapèrent et elle ferma les yeux, et elle rêva de sirènes et d’inconnus qui faisaient ce qu’ils voulaient avec elle, et elle se réveilla en poussant un cri. Elle regarda autour d’elle. Mit quelques secondes à se rappeler où elle était. Regarda la petite, que le cri de sa mère n’avait pas dérangée et qui dormait toujours.
Maben se leva, s’isola dans la salle de bains et s’assit sur les toilettes. Enfouit son visage dans ses mains. Se mit à haleter comme si elle venait de monter l’escalier d’un grand immeuble. Sentant qu’elle commençait à transpirer, elle se releva et se mit à aller et venir devant le miroir de la salle de bains. Essaya de se calmer en fredonnant, puis en chantant, mais aucune chanson ne lui venait à l’esprit, alors elle ouvrit le robinet, s’aspergea le visage et s’ordonna de respirer comme un être humain normal, bon sang, mais il n’y avait rien à faire.
Maben laissa Annalee dormir et retourna à l’accueil parler à Brenda, assise derrière le comptoir en train de lire le journal. Brenda leva les yeux et lui demanda si elle avait besoin de quelque chose.
« Ce café, dit Maben. Quelque chose à faire.
— Il va falloir que vous fassiez des phrases complètes, dit Brenda en repliant son journal et en le posant de côté.
— Vous avez parlé d’un travail.
— Rien de très excitant, dit Brenda. Je peux les appeler, leur dire que vous arrivez. Vous n’avez pas d’argent ?
— Si. Une vingtaine de dollars.
— Donc vous n’avez pas d’argent.
— Vous pouvez surveiller Annalee ? »
Brenda fronça le nez.
« En règle générale, non. Mais puisqu’il n’y a personne d’autre ici, d’accord.
— Elle dort pour le moment.
— D’accord. »
Brenda décrocha le téléphone, appela le café et dit qu’elle envoyait quelqu’un qui pourrait faire tout ce dont ils auraient besoin. Maben trouva que ces mots résumaient parfaitement la situation. Que c’était le même refrain depuis longtemps. Brenda raccrocha et lui indiqua le chemin. Marchez jusqu’au croisement de Main. Tournez à droite. Une rue plus loin, tournez à droite sur Broadway. Deuxième ou troisième bâtiment sur la droite. Maben la remercia et se mit en route.
Elle trouva sans difficulté et un dénommé Sims vint à sa rencontre. Il portait un tablier, un torchon sur l’épaule et un stylo calé derrière l’oreille. L’établissement était vide en ce milieu d’après-midi, à l’exception d’un homme en salopette qui buvait un café au comptoir. Sims demanda à Maben si elle pouvait faire la plonge et elle répondit oui, et il l’emmena dans la cuisine. Elle passa le reste de l’après-midi à laver la vaisselle, passer la serpillière et sortir les poubelles. Obéissant aux instructions de Sims. Au bout de quelques heures, elle lui dit qu’il fallait qu’elle aille retrouver sa fille et il ouvrit le tiroir-caisse, prit une enveloppe et en sortit un billet de vingt dollars qu’il lui tendit. Sa fortune venait de doubler.
Читать дальше