« Vous avez fait du bon boulot, lui dit-il. Si vous voulez revenir demain, pas de problème. »
Elle plia le billet dans le creux de sa main.
« Vous n’êtes pas ouvert ce soir ? demanda-t-elle.
— Un vendredi soir ? Je vois pas pourquoi on serait pas ouvert.
— Alors je pourrais revenir un peu plus tard ? »
Il haussa les épaules.
« Oui, pourquoi pas. Si vous voulez. »
Elle dit d’accord puis retourna au foyer et trouva Annalee assise par terre avec Brenda et la jeune fille qui leur avait apporté de l’eau. Toutes les trois penchées sur des livres de coloriage. Elle se baissa et déposa un baiser sur la tête d’Annalee. Elle avait faim, alla se préparer un sandwich dans la cuisine puis revint à l’accueil et s’assit avec les autres, et elle remarqua que la petite avait fait des progrès en coloriage et débordait moins des lignes.
Brenda regarda sa montre.
« Je m’en vais bientôt. Une nouvelle va arriver, elle sera là jusqu’à demain matin.
— Elle a mangé quelque chose ? demanda Maben en hochant la tête vers Annalee.
— Environ deux douzaines d’Oreo. »
Brenda et la jeune fille se levèrent et disparurent dans le bureau tandis que Maben se détendait un peu en regardant sa fille colorier un ours, la fourrure en bleu et les yeux en vert. Dix minutes plus tard, une autre femme fit son entrée. Jeune, noire, avec un gros sac à main. Maben se mit à l’aise, tendant les jambes devant elle, et écouta les femmes échanger quelques mots sur la journée et la nuit à venir. Puis elle enleva ses chaussures et se massa la plante des pieds avec le gras du pouce. Annalee avait les jambes croisées et Maben lui demanda si elles lui faisaient mal.
« Oui.
— Alors tends-les. »
Annalee obéit et Maben commença à masser les muscles de ses petites jambes. Elle dit pas trop fort et Maben diminua un peu la pression. Appuyant délicatement du bout des doigts contre la peau. Elle aurait voulu pénétrer au plus profond des muscles, pour en arracher la douleur, et lui dire qu’elle n’aurait plus jamais à courir de toute sa vie parce que sa mère était poursuivie, mais ç’aurait été un mensonge.
Brenda et l’adolescente passèrent devant Maben et Annalee en partant et leur dirent on se revoit demain. La Noire sortit la tête du bureau et leur dit venez me trouver si vous avez besoin de quelque chose. J’ai de la paperasse à remplir.
Maben dit à la petite qu’elle allait prendre une douche et Annalee la suivit jusqu’à leur box. S’assit au bord du lit avec son livre de coloriage.
« Tu as encore faim ? demanda Maben.
— Pas vraiment. J’ai mal au ventre.
— J’imagine. »
Maben alla sous la douche, et quand l’eau chaude commença à lui couler sur la nuque elle ferma les yeux et se mit à murmurer toute seule. C’était un rêve, tout ça n’était qu’un rêve. Une mauvaise nuit comme d’autres mauvaises nuits et tout ça n’était pas réel. Essaie et tu verras, tout ça s’en ira, loin. Très loin. Elle tourna le robinet et l’eau devint plus chaude, presque brûlante. Et la vapeur se mit à monter et elle pria pour que tout ça n’ait été qu’un rêve. Ses supplications à l’arrière de la voiture tandis qu’il l’emmenait dans le noir et ses mains qui se baladaient là où elles n’auraient pas dû et l’écho des coups de feu dans ce paysage désolé et le visage torturé d’angoisse de la petite derrière la fenêtre de la chambre du motel. C’était un rêve. Un sale rêve. La vapeur continuait de s’élever dans la douche et l’eau ruisselait sur son corps meurtri et elle ressentait tout et réentendait tout et ce n’était pas un rêve mais un cauchemar et elle le sentait jusque dans le nuage de vapeur qui l’enveloppait. L’eau si chaude et la peur qui montait en elle de nouveau. D’un coup de poignet elle ferma le robinet et appuya le front contre la faïence glissante de la paroi de la douche.
Elle resta immobile. L’eau dégoulinait de son corps, chaque goutte résonnant comme un minuscule avertissement. Elle essaya de relever la tête deux fois de suite et la laissa chaque fois retomber, et puis elle entendit la voix d’Annalee qui chantait toute seule et alors elle se redressa. Esquissa un sourire. Elle sortit de la douche et se sécha. Se rhabilla et vint s’asseoir à côté de la petite.
« Et moi, qu’est-ce que je peux colorier ? »
Annalee feuilleta son cahier.
« Tu préfères un canard ou un chien ?
— Un canard. Les chiens, ça mord.
— Pas les chiens gentils.
— Non, dit Maben. Pas les chiens gentils. »
Boyd prit un café dans un drive-in et passa la matinée à patrouiller sur les routes en pensant à Russell. Il ne voulait pas, mais ne pouvait pas s’en empêcher. Il n’y avait aucune raison de soupçonner d’autres explications à la présence de Russell, ce soir-là sur ce chemin, que celles qu’il avait avancées. Il devait se sentir comme un rat tout juste libéré de sa cage, et il avait vu les lumières des gyrophares, les avait suivies et avait débarqué sur les lieux par pure coïncidence. Aucune raison d’aller chercher une autre explication, ne cessait de se répéter Boyd. Il continua de boire son café tout en roulant sur l’autoroute qui menait à la frontière de la Louisiane, dans un sens puis dans l’autre, puis il s’arrêta au relais routier pour faire le plein. Il s’appuya contre le véhicule tandis qu’il remplissait le réservoir, sortit ses lunettes de soleil de sa poche de poitrine et les mit. La main posée sur le ventre, se frottant la panse en faisant mine d’ignorer l’embonpoint qu’il avait pris ces dernières années.
Quand il eut fait le plein, il remonta en voiture, repartit en ville et prit la direction de la maison de M. Gaines. Sa dernière visite là-bas remontait au temps d’avant l’arrestation de Russell, et il se souvenait des virées dans le petit pick-up que M. Gaines avait offert à Russell, et il se souvenait de toutes les clopes fumées ensemble, et de toutes les cannettes descendues, et des retours à pas d’heure. Il se souvenait de la soirée où Shawna Louise était là, assise entre eux, et eux qui essayaient de la tripoter et elle qui leur faisait bas les pattes avec ses grosses bagues argentées à chaque doigt et son fard à paupières vert citron et ses grands éclats de rire, comme une présentatrice télé, et le moment où ils avaient bifurqué sur un petit sentier de gravillons et qu’ils lui avaient roulé des pelles à tour de rôle et qu’ils s’étaient démenés comme de beaux diables pour aller plus loin mais elle n’arrêtait pas de les repousser en rigolant et ils avaient fini par laisser tomber. Tellement de souvenirs du même genre, les soirées foot et les soirées filles et les soirées d’été sans motif particulier. Revoir Russell et entendre de nouveau sa voix avait fait rejaillir toute une kyrielle de souvenirs, et bon sang comme il aurait préféré tomber sur lui au café du centre-ville. Ou au bar. Ou à la station-service. Ou dans n’importe quel autre putain d’endroit plutôt que sur cette route, ce soir-là.
Il dépassa un camion à plateau chargé de balles de foin, puis ralentit au sommet de la colline en arrivant en vue de la propriété de M. Gaines sur sa droite. L’étang était toujours là. La maison était toujours là. Les reflets de la lumière à la surface de l’eau, comme autrefois. Il s’arrêta dans l’allée et regarda. Se revit en train de pêcher avec Russell. Se revit en train de faire le mur avec Russell, se faufilant par la fenêtre de sa chambre à l’arrière de la maison.
Il soupira et passa la main sur ses joues propres et rasées. Puis il fit marche arrière, sortit de l’allée et retourna en ville. La nouvelle adresse de Russell écrite sur un bout de papier dans sa poche de chemise.
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