MICHAEL FARRIS SMITH
Nulle part sur la terre
Pour Presley et Brooklyn,
puissent vos petites lumières briller.
Et si tu donnes de ta part à l’affamé
et pourvoies aux besoins de l’opprimé,
alors ta lumière surgira des ténèbres,
et ta nuit sera comme le midi.
Isaïe, 58, 10
Le passé ne meurt jamais.
William Faulkner
Le vieil homme avait presque atteint la frontière de la Louisiane quand il les aperçut qui marchaient de l’autre côté de la route, la femme avec un sac-poubelle jeté sur l’épaule et la fillette derrière elle traînant les pieds. Il les regarda quand il les dépassa puis il les regarda dans le rétroviseur et il regarda les autres voitures les ignorer comme de simples panneaux de signalisation. Le soleil était au zénith et le ciel limpide, et s’il ne savait rien d’elles il devinait au moins qu’elles devaient avoir chaud, alors il prit la première sortie, traversa le pont de l’échangeur et reprit l’autoroute I-55 dans l’autre direction, vers le nord. Il les avait vues quelques kilomètres plus tôt et il continua de rouler en se demandant ce qu’elles pouvaient bien fabriquer là. Il espérait qu’elles avaient une foutue bonne raison.
Il ralentit en arrivant à leur hauteur. Elles marchaient dans l’herbe, la fillette donnant des petites claques sur ses jambes nues, la femme voûtée sous le poids du sac-poubelle. Il se déporta sur le bas-côté puis s’arrêta derrière elles, mais ni l’une ni l’autre ne se retournèrent. Alors il coupa le moteur et sortit de la voiture.
« Hé ! »
Elles s’arrêtèrent et le regardèrent et il vint à leur rencontre. Leurs joues rouges et luisantes de transpiration à cause de la chaleur et la peau marquée de coups de soleil sous les mèches de cheveux blond presque blanc de la petite. La femme et la fillette étaient toutes deux en short et débardeur et elles avaient les épaules roses et les jambes grêlées d’égratignures et de piqûres d’insectes à force de marcher dans l’herbe drue du bas-côté. La femme laissa glisser son sac-poubelle qui heurta le sol dans un bruit mat.
« Qu’est-ce que vous faites là ? » demanda le vieil homme.
Il rajusta son chapeau et regarda le sac-poubelle.
« On marche », dit la femme.
Elle le regardait en plissant les yeux comme si c’était le soleil qu’elle avait en face d’elle et la petite fille cacha son visage entre ses mains et écarta les doigts pour l’épier au travers.
« Vous avez besoin d’aide ? Elle a pas l’air bien vaillante, dit-il en hochant la tête vers la gamine.
— On essaie de rejoindre le relais routier. À Fernwood. Vous connaissez ?
— Oui, je connais. C’est à une quinzaine de bornes. Vous cherchez quoi là-bas ?
— On est censées retrouver quelqu’un.
— Quelqu’un qui a une voiture ?
— Oui, m’sieur.
— Bon, allez, montez. Pas de la peine de rester là comme ça, dit-il en se penchant pour ramasser le sac-poubelle.
— C’est lourd », dit la femme.
Le vieil homme poussa un grognement en le hissant sur son épaule et la femme et la fillette lui emboîtèrent le pas. Il ouvrit le coffre de la longue Buick gris métallisé et y jeta le sac tandis que la gosse puis la femme se glissaient sur la banquette arrière.
Il reprit la route, observant la femme dans le rétroviseur et essayant d’engager la conversation, mais elle regardait par la vitre ou regardait la petite chaque fois qu’il disait quelque chose et elle ne répondait que par monosyllabes à ses questions, d’où elles venaient, où elles allaient, qu’est-ce qu’elles cherchaient ou de quoi elles avaient besoin ou si elle était bien sûre que quelqu’un les attendait là-bas au relais routier. Sous l’effet de l’air conditionné, le visage de la femme avait perdu de ses couleurs, il était dénué de toute expression quand elle répondait à ses questions et il comprit alors qu’elle ne savait pas plus que lui ce qu’elles cherchaient ni où elles allaient. C’était un visage émacié, et de la gamine il ne voyait que le haut du crâne dans le rétroviseur, mais il avait l’impression qu’elle était avachie, peut-être à cause de la fatigue ou de la faim ou de l’ennui ou peut-être à cause de tout ça à la fois. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas côtoyé d’enfants et il se dit qu’elle devait avoir cinq ou six ans. Elle restait là, à côté de la femme, sans bouger ni faire de bruit, comme une vieille poupée de chiffon. Le vieil homme finit par renoncer à tout espoir de conversation et laissa la femme tranquille. Elle semblait ne rien demander de plus que de pouvoir profiter en paix de ce moment de répit.
Quelques minutes plus tard l’enseigne du relais routier apparut au-dessus des arbres à gauche de l’autoroute et il prit la sortie et s’engouffra sur l’immense aire de stationnement où manœuvraient les poids lourds. À droite s’alignaient les pompes à essence et quelques chambres de motel. Le vieil homme contourna le relais, passa devant les pompes et la boutique et les douches et les vestiaires et s’arrêta devant la cafétéria, à laquelle on pouvait accéder directement par une porte à l’arrière du bâtiment.
« Ça ira ? » demanda-t-il à la femme.
Elle acquiesça puis dit à la petite :
« Allez, viens, ma puce. »
Le vieil homme alla ouvrir le coffre, sortit le sac-poubelle et le posa sur le bitume. Puis il prit son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon, en retira quarante dollars et les tendit à la femme.
Elle baissa les yeux et le remercia.
Il hocha la tête et ajouta qu’il aurait aimé pouvoir lui donner plus, mais elle lui dit que c’était déjà beaucoup. Elle souleva le sac, prit la fillette par la main et le remercia encore en esquissant un sourire et il leur tint la porte quand elles entrèrent dans la cafétéria. Il les regarda par la vitre. Il y avait un comptoir et une rangée de tabourets de bar sur la droite et la petite fille pianota du bout des doigts sur chacun des tabourets en passant et la femme laissa tomber au sol son sac-poubelle et continua d’avancer en le traînant sur le linoléum. Il continua de les suivre des yeux tandis qu’une serveuse les escortait jusqu’à une table près de la fenêtre, et il faillit alors entrer à son tour, pour leur donner son numéro de téléphone, dire à la femme qu’elle pouvait l’appeler si jamais on ne venait pas les chercher comme prévu et qu’il ferait son possible pour les aider. Mais il se ravisa. Remonta dans la Buick et fit demi-tour et, arrivé chez lui, il se gara sous l’auvent avant d’entrer dans la maison où il retrouverait sa femme à la table de la cuisine. Il lui parlerait de la femme et de la gamine et quand elle voudrait savoir ce qu’il fichait d’abord sur la route de Louisiane, il n’en aurait pas la moindre idée.
La fillette mangea deux sandwichs toastés au fromage et une glace au chocolat et la femme une assiette de pain brioché en sauce et elles burent chacune plusieurs verres de thé glacé. Il lui en coûta plus qu’elle n’aurait voulu dépenser mais voir le visage de la petite s’illuminer un peu plus à chaque bouchée la réjouissait. Même si cette satisfaction n’était que passagère.
Après avoir réglé la note, elles restèrent assises dans le box sans parler, la petite occupée à dessiner au dos du menu en papier avec les crayons que lui avait donnés la serveuse. Maben compta son argent. Soixante-treize dollars. Elle replia soigneusement les billets et les glissa dans la poche avant de son short puis elle se tourna vers la fenêtre et regarda le motel à l’autre bout de l’aire de stationnement et l’idée l’effleura de prendre une chambre, de se prélasser dans un bain, d’allumer la télévision et puis de s’endormir à côté de la petite. Dans des draps propres. Avec l’air conditionné et la porte fermée à clé. La fillette dit regarde maman et leva la feuille de papier pour lui montrer un a bleu et une autre lettre en rouge. Peut-être un b . Et en vert un c ou un l .
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