— Qu'est-ce que vous fabriquez ? Vous enfumez tout le théâtre…
Elle s'approche du bidon dans lequel les flammes consument une matière informe. Des cloques se forment avant d'éclater.
— On élimine les preuves, déclare Victor.
— Les preuves de quoi ?
— Les pulls, les pantalons. D'ailleurs, regarde comment ça brûle, ce n'est pas de la laine, c'est du synthétique !
— C'est pour ça que ça grattait, commente Olivier. C'était pas naturel !
Victor renchérit :
— Un vrai scandale. L'étiquette était mensongère. Valait mieux tout détruire.
Eugénie regarde alternativement les deux hommes.
— Non mais franchement ? Qu'est-ce que vous redoutiez ? Qu'on relève votre ADN sur les doublures ? On n'est pas dans une série américaine !
— Mieux vaut être prudent, insiste son mari. Martial est à l'hôpital et il y aura certainement une enquête.
— Ne me dites pas que vous avez aussi détruit les masques ! Ils provenaient d'un spectacle pour enfants !
Olivier ironise :
— Ils ne risquaient pas d'avoir servi pour Hamlet . Quoique… Tu imagines le cheval tenant une pomme au bout de son sabot ? « Bêêêtre ou ne pas bêêêêtre ! »
Victor secoue la tête :
— C'est une chèvre, ton cheval ! Il hennirait plutôt : « Hiiitre ou ne pas hiiiitre, là est l'canasson ! »
Les garçons se marrent. Eugénie est écarlate, au bord de l'explosion.
— Je vous préviens, si vous avez détruit les masques…
— Ne t'énerve pas, ils sont intacts, réplique Victor. Par contre, on les a cachés là où même le plus fin des limiers ne pourra jamais les trouver.
Le clin d'œil qu'échangent le régisseur et le machiniste n'échappe pas à la gardienne.
— Qu'entendez-vous par « là où on ne pourra jamais les trouver » ?
Le mari rétorque :
— Il vaut mieux que tu l'ignores, pour ta propre sécurité.
— J'espère que tu n'as pas fait comme avec les cadeaux de Noël des enfants, quand ils étaient petits… Là aussi, personne ne risquait de les trouver !
Karim semble intéressé. Olivier hausse un sourcil.
— Qu'avait-il fait ? Juste pour savoir…
— À l'époque, pour éviter le chômage entre deux emplois, ce monsieur ici présent avait trouvé un job dans une entreprise de pompes funèbres.
— Il fallait bien que je gagne notre croûte ! se défend Victor.
— La question n'est pas là. Pour être certain que les petits ne tombent pas sur leurs cadeaux avant la bonne date, il n'avait rien trouvé de mieux que de les planquer dans un cercueil ! Mais quelle idée débile quand j'y pense ! Heureusement qu'on n'était pas superstitieux.
— Au moins, ils ne pouvaient pas les débusquer…
— Mais il y a eu un enterrement, et les croquemorts ont cru qu'il s'agissait d'offrandes faites au défunt par ses proches pour son dernier voyage.
Victor se souvient, mal à l'aise :
— Il y en avait des paquets… Ils ont dû avoir du mal à caser le macchabée…
— Résultat, les joujoux de mes gamins ont été enterrés on ne sait même pas où, ni avec qui !
Olivier sourit :
— La tombe du joujou inconnu… Trop classe !
— Rigole ! On a été obligés de racheter ce qu'on pouvait, mais on n'avait pas vraiment les moyens. Tu te rends compte, le Noël des petits inhumé avec un mort !
Victor est contrarié. Même de nombreuses années après cette regrettable bévue, il s'en veut encore. Karim n'ose rien dire, mais son regard fuyant en dit long sur sa perplexité. Olivier se mord les lèvres pour ne pas accabler son comparse. Il murmure, rêveur :
— Donc quelque part, dans un cimetière, des jouets sont ensevelis pour l'éternité…
— Ils vont être contents les archéologues ! s'indigne Eugénie. Ils pourront jouer à la dînette ou déguiser le bébé poney avec tous ses accessoires, ou même s'éclater avec la base des agents secrets, effets sonores compris — même si les piles seront aussi mortes que le bonhomme dans la boîte !
Une bouffée de fumée nauséabonde monte jusqu'à elle. Elle se protège aussitôt avec son bras en toussant. Victor profite de cette diversion inespérée pour changer de sujet.
— Dis-moi, chérie, pour revenir à plus sérieux, puisqu'on est devant l'entrée des artistes, est-ce toi qui, tôt ce matin, aurais oublié de la refermer correctement ?
— Bien sûr que non. De toute façon, je ne passe jamais par là. Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ?
Oliver intervient :
— En arrivant, j'ai trouvé la porte repoussée, mais pas à fond. Pourtant, il n'y avait personne d'autre que vous dans le théâtre…
Eugénie fait immédiatement le rapprochement avec les bruits suspects qu'elle a entendus dans les combles l'autre nuit. Elle interroge :
— Quelqu'un aurait-il pu s'introduire dans le bâtiment ?
— Possible, répond Olivier. D'autant qu'elle n'a pas pu s'ouvrir toute seule. Vous faites bien vos rondes de vérification tous les soirs ?
Victor confirme, et Eugénie précise :
— Hier soir, la porte était parfaitement close, je suis catégorique.
Un frisson s'empare de la gardienne. Elle ne voudrait surtout pas tomber sur un intrus lors de ses balades nocturnes.
Remarquant son trouble, Olivier propose :
— Ne t'en fais pas, j'ai déjà réfléchi. On peut facilement installer un second verrou. Plus personne ne pourra entrer de l'extérieur, même s'il a un double de la clef. Ça devrait éliminer tout risque.
La porte en question s'ouvre : c'est Annie qui débarque.
— Génial, un barbecue !
Mais en respirant les volutes de fumée noire, son enthousiasme retombe.
— Il n'est pas net votre feu, constate-t-elle avec une grimace. Si on met des saucisses là-dessus, elles vont sentir le vieux pneu.
Karim se met à rire, pour ça et pour tout ce qu'il a entendu avant.
— Eugénie, c'est toi que je cherche, annonce la coiffeuse. Laura vient d'arriver. Ce n'est pas la grande forme. Elle a demandé où tu étais. Je me suis dit qu'il valait mieux te prévenir.
— J'arrive.
C'est la première fois qu'Eugénie s'installe réellement avec quelqu'un à la table du décor de Cœur à retardement . Les rideaux sont fermés et les machinistes ne seront pas à la manœuvre avant une bonne heure. Une pénombre protectrice enveloppe le plateau encore en sommeil. En fin d'après-midi, le lieu central du théâtre, celui autour duquel tout s'articule, s'avère le plus calme.
Laura regarde autour d'elle. Après tout, c'est pour monter ici qu'elle a souhaité intégrer la troupe. Alors qu'Eugénie l'invite à prendre place, la jeune fille s'inquiète :
— Vous avez sans doute d'autres choses à faire. On pourra se voir plus tard…
— Tout va bien. Je t'en prie, assieds-toi.
Laura jette des coups d'œil craintifs chaque fois qu'elle entend le moindre bruit.
— Ce que j'ai à vous demander est assez personnel…
— Ne t'en fais pas. Même si ça bouge derrière, personne ne viendra nous déranger ici. C'est assez paradoxal, mais cet endroit est en fait assez intime. J'y donne pas mal de rendez-vous…
Laura cesse de se tortiller sur sa chaise et commence timidement :
— Je me suis souvenue de ce que vous m'aviez proposé le soir où je n'étais pas bien.
— Tant mieux. C'était une perche tendue.
La jeune fille se tient droite, les doigts entrelacés, serrés comme si chacune de ses mains se cramponnait à l'autre pour éviter de tomber.
— Si vous le permettez, fait-elle d'un ton hésitant, j'ai une question à vous poser. Elle va sans doute vous paraître incongrue, ou stupide… Mais j'ai besoin d'en passer par là. Voilà plusieurs semaines que j'hésite à vous solliciter. Trente-quatre jours exactement.
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