Pas de discours bien entendu, moins encore d'office. Une courte prière suivie d'une bénédiction. Les hommes en blanc refermèrent le couvercle de la bière. Victoria s'effondra dans les bras de sa fille. Gohelan se précipita dans le couloir, fit un signe discret à un maître d'hôtel en faction vingt mètres plus loin, revint dans la chambre et d'un geste impérieux, ordonna aux appariteurs de se hâter. Ils soulevèrent le cercueil et l'emportèrent. Retentit un bruit infernal de marteau-piqueur. Pour éviter qu'un de ses clients ne se trouve nez à nez avec le cortège, Gohelan avait imaginé de faire boucher l'extrémité du couloir à la hauteur de l'ascenseur par deux ouvriers censés faire un trou dans le parquet. Au pas de course, il ne fallait que vingt secondes pour atteindre le monte-charge de l'escalier de service. Les appariteurs s'y engouffrèrent. Dès qu'ils eurent disparu, le marteau-piqueur cessa miraculeusement de fonctionner. Avec un soupir de soulagement, Gohelan retourna dans la chambre pour réconforter la veuve et l'orpheline. Les appariteurs descendirent jusqu'au sous-sol, traversèrent le hall qui menait à la cantine des employés et déposèrent le cercueil dans la menuiserie. Tout était prêt pour le recevoir. On le plaça sur un établi. Deux menuisiers l'entourèrent rapidement d'un coffrage de planches. Les planches posées, rien ne pouvait laisser supposer ce qu'elles cachaient.
Cinq hommes en salopette bleue s'en emparèrent et prirent la sortie de service qui débouchait à l'arrière de l'hôtel dans la rue Saint-Honoré. On les chargea dans une fourgonnette blanche dont le chauffeur referma les portes.
Certes, la rumeur de la mort de Hackett s'était répandue dans Cannes. Mais la direction du Majestic pouvait mettre quiconque au défi d'avoir vu un cercueil se balader dans l'hôtel en période de grandes vacances.
Il n'est pas possible qu'elle ne vous ait rien laissé pour moi !
Tony acheva d'essuyer son verre tout en louchant sur la Rolls garée devant le restaurant.
« Je le saurais, dit-il sobrement.
— Et son amie ? insista Alan. Lucy ? Lucy comment ? Vous savez son nom ?
— Non. Elle va souvent chez des amis anglais, au-dessus de Vence, je crois…
— Comment s'appellent-ils ?
— Je l'ignore. Beaucoup de gens passent chez moi. Allez savoir…
— Donnez-moi un whisky, sec, sans glace. »
Terry avait disparu ! Aucune trace de son passage nulle part. Evanouie… Volatilisée… Au Majestic, Bannister n'avait vu personne.
« Je ne crois pas qu'elle revienne, dit Tony en poussant un verre vers Alan. Je l'ai vue partir avec toutes ses affaires. Pas grand-chose, mais un grand sac de marin.
— Partie comment ?
— En taxi.
— Vous vous souvenez de la voiture ?
— Non.
— Vous auriez pu connaître le chauffeur ? Peut-être est-ce un type qui travaille à Juan ?
— Je n'ai pas fait attention. »
Ils devaient se retrouver chez elle et partir immédiatement sur le Victory II qu'il n'avait pas encore utilisé, sinon pour y coucher deux nuits à quai. Une brève croisière en Corse…
« Je m'appelle Pope, dit Alan. Alan Pope. Si vous la revoyez, dites-lui que je l'attends… Je suis à Cannes, au Majestic… D'ailleurs, elle le sait… »
Tony lui coula un regard en biais. Ce n'était pas la première fois qu'il avait affaire à des amoureux en détresse. Son restaurant était un des hauts lieux du Tout Juan fauché. Entre deux pastis, il était informé de toutes les peines de cœur de ses clients. Sauf qu'ils venaient à pied, à vélo ou à mobylette, mais pas en Rolls.
« Qu'est-ce qui a pu se passer ? » rêva Alan à voix haute.
Il avait trouvé porte close. Pas un mot, rien. Il acheva son verre.
« Vous n'oublierez pas ?
— Pope, Majestic, c'est gravé ! » dit Tony en raflant le billet abandonné sur le comptoir.
Alan ressortit dans la rue, considéra la façade, repéra les fenêtres closes du studio où il avait connu avec elle ce qu'il ne retrouverait jamais.
« Où allons-nous, monsieur ? interrogea Norbert en lui tenant la portière.
— Où vous voudrez, dit Alan avec accablement. Cela n'a plus d'importance. »
Le 6 août, deux jours après la clôture de l'O.P.A., Alan fit arrêter sa voiture dans la 42 e Rue. New York était gluant de chaleur poisseuse. Il franchit le seuil du Rilford Building, traversa le hall et monta dans l'ascenseur qui s'arrêta au trentième étage. Il était dix heures du matin. Dans une heure, il devait se présenter devant le conseil d'administration de la Hackett Chemical Investment pour s'y faire élire président. Avec les 60 p. 100 des titres en sa possession, la cérémonie d'investiture n'était qu'une simple formalité. Dans le couloir, il retrouva les odeurs et les bruits familiers qui avaient marqué l'achèvement de sa première vie. Il croisa quelques collègues de travail qui le saluèrent d'une façon bizarre, presque furtive. Il en fut étonné. Tout le monde devait savoir pourtant qu'il avait pris le contrôle de la firme. Il poussa la porte du bureau 8021. Pendant quatre ans, il y avait rêvé d'autre chose. Bannister ôta précipitamment les pieds de sa table.
« Qu'est-ce qui te prend ? demanda Alan.
— J'étudiais le dossier du fluor… » débita Samuel sur un ton coupable.
Alan le considéra avec perplexité. Il se rendit à ce qui avait été son bureau avant qu'on ne le mette à la porte, en caressa pensivement la surface métallique du bout des doigts. Puis, il alla jusqu'à la baie vitrée et colla son nez au carreau comme Bannister le lui avait vu faire des centaines de fois. Il était rentré de Cannes deux jours plus tôt après avoir chargé une agence de détectives de se lancer sur les traces de Terry. Aucun résultat jusqu'à présent. Ils cherchaient… Alan avait pris un appartement au Pierre, mais sans ressentir la griserie qui l'avait saisi le 24 juillet, quand il y avait passé sa première nuit avec Anne, l'employée de l'American Express. Après le Majestic, le Palm Beach, le délire de Cannes au cœur de la saison, plus rien ne pouvait l'épater. Même pas sa victoire, qui lui laissait un goût d'amertume parce qu'il n'avait plus personne avec qui la partager. En dehors de Samuel… Il le regarda pardessus son épaule. Il avait étalé une pile de dossiers qu'il consultait fébrilement sans lever le nez.
« Sammy… »
Bannister leva la tête.
« Oui ?
— Des problèmes ?
— Excuse-moi, j'ai du travail…
— Tu te fous de moi ?
— Non, non… balbutia Samuel, je vous assure ! »
Alan le dévisagea avec stupéfaction.
« Tu me vouvoies, maintenant ?
— Je ne l'ai pas fait exprès… » dit Bannister en se replongeant dans ses dossiers.
Alan bondit jusqu'à sa table, balaya rageusement les dossiers qui s'y empilaient, le saisit par les revers de sa veste, le mit debout.
« Si tu ne me dis pas tout de suite pourquoi tu fais la gueule, je te casse les dents !
— Rien vraiment… Simplement un peu de travail en retard…
— Arrête tes conneries ! rugit Alan. Tu me regardes à peine, te ne m'adresses pas la parole, tu me traites comme un pestiféré ! Si tu as quelque chose sur le cœur, dis-le ! Après tout, je suis le taulier ! »
Bannister se dégagea lentement, hocha la tête et bredouilla :
« Justement…
— Justement, quoi ? » explosa Alan.
Bannister détourna les yeux.
« Ça m'impressionne.
— Connard… laissa tomber Alan avec un soupir de soulagement. Je croyais que tu ne m'aimais plus…
— Merde ! Tu ne te rends pas compte ! Hackett, c'est toi maintenant ! Dans la boîte, personne n'en est revenu ! Au Romano's, tout le monde est sidéré ! Les gars ont la trouille !
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