Philippe Jaenada - Le chameau sauvage

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Prix de Flore 1997
"Un jour, ce n'est rien mais je le raconte tout de même, un jour d'hiver je me suis mis en tête de réparer le radiateur de ma salle de bains, un appareil à résistances fixé au-dessus de la porte. Il faisait froid et le radiateur ne fonctionnait plus (ces précisions peuvent paraître superflues: en effet, si le radiateur avait parfaitement fonctionné, un jour de grande chaleur, je ne me serais pas mis en tête de le réparer – je souligne simplement pour que l'on comprenne bien que ce premier dérapage vers le gouffre épouvantable n'était pas un effet de ma propre volonté, mais de celle, plus vague et pernicieuse, d'éléments extérieurs comme le climat parisien ou l'électroménager moderne: je ne suis pour rien dans le déclenchement de ce cauchemar). Dans le domaine de la réparation électrique, et d'ailleurs de la réparation en général, j'étais tout juste de capable de remettre une prise débranchée dans les trous. Pas de prise à ce radiateur, évidemment. Mais je ne sais pas ce qui m'est passé sous le crâne ce jour-là, je me suis cru l'un de ces magiciens de la vie pour qui tout est facile (il faut dire que jamais encore je n'avais été confronté à de réels obstacles, ni dettes faramineuses, ni chagrins d'amour, ni maladies graves, ni problèmes d'honneur avec la pègre, ni pannes de radiateurs, rien, peut-être un ongle cassé – alors naturellement, j'étais naïf.)"
Ainsi parle Halvard Sanz, le narrateur du Chameau sauvage. On l'aura compris, il n'est pas très chanceux. Alors, quand son chemin croise celui de Pollux Lesiak, "la plus belle fille de la planète" et qu'il en tombe instantanément amoureux, rien ne se déroule de façon ordinaire. Elle disparaît presque instantanément et Halvard n'a plus qu'une idée en tête: la retrouver, coûte que coûte. Cette quête tourne à l'obsession. Car des Pollux Lesiak plus vraies que nature, il en voit partout… Le style de Jaenada transforme cette quête en une hilarante course contre la montre, absurde et rocambolesque, où les événements s'enchaînent comme autant de coups de théâtre. Rien ne semble pouvoir arrêter Halvard, paumé magnifique, éternel rêveur, qui en profite pour prodiguer quelques savants conseils au lecteur: "Ne savourez jamais rien par avance", "Ne réfléchissez pas trop, c'est décevant", "Ne buvez jamais seul", "Ne cherchez pas à vous venger, ça ne donne rien"… Avec ce premier roman, Philippe Jaenada s'inscrit d'emblée comme un écrivain décalé et profondément drôle, maniant le cynisme et la dérision de façon parfaite. Après Michel Houellebecq et Vincent Ravalec, Philippe Jaenada a reçu le prix de Flore en 1997 pour Le Chameau sauvage. Mais au fait, pourquoi Le chameau sauvage? "Personne ne peut rien contre le chameau sauvage" affirme Halvard après avoir visionné un documentaire animalier. Pour le reste, il suffit de se plonger dans le roman.

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Le lendemain, quand je me suis réveillé chez elle, elle était déjà partie travailler. Elle m'avait laissé un mot sur la table: «J'ai passé une bonne nuit. J'espère que toi aussi. Le café est dans le frigo. Claque la porte en sortant. Flavia.» J'ai pensé à Pollux, mais tant pis pour elle et tant pis pour moi.

Que s'était-il passé? Comment une jeune femme à l'air si timide, si prude, pouvait-elle accepter d'ouvrir ses draps à un inconnu, simplement parce qu'il avait mis une main entre ses jambes? Je m'étais retrouvé, par le plus grand des hasards, assis à côté d'une nymphomane aux traits de sainte-nitouche, et mon instinct animal avait fait le reste, flairant la bonne affaire? C'était peu probable. J'étais si drôle et si fascinant lorsque je racontais une histoire que ce modèle de vertu avait perdu la tête dès que j'avais touché sa cuisse et remonté sa jupe? Sans excès de modestie, c'était encore moins probable. Mais alors? Il fallait que je comprenne. Je me suis remis à sortir. Et pas qu'un peu.

Trois jours plus tard, après une soirée chez l'actrice, j'ai demandé à l'une de ses amies – Lucie, que je rencontrais pour la première fois – si elle pouvait me raccompagner chez moi. Nous étions seuls dans sa voiture, mais ma lâcheté naturelle m'empêchait d'agir directement (et pourtant, c'était indispensable: le moindre brin de cour préalable aurait ruiné la validité de mon expérience). Soudain, l'occasion idéale s'est présentée – idéale pour le dégénéré que j'étais devenu depuis que Pollux m'avait laissé tomber. Nous étions arrêtés à un feu rouge, avenue de l'Opéra, lorsqu'elle a dit:

– J'ai envie de pisser.

Dans la seconde suivante, réagissant par réflexe avec la délicatesse d'un boucher en rut, j'ai plaqué fermement ma main entre ses jambes, avec cette phrase finement ciselée:

– Je vais t'aider à te retenir.

Quand j'ai réalisé l'extraordinaire vulgarité de mon attitude, il était trop tard pour faire marche arrière. («Excuse-moi, je regrette, je suis comme fou, je ne sais plus ce que je fais, oublions tout ça.») D'ailleurs, si elle est restée une ou deux secondes interdite, elle n'a pas eu l'air de trouver mon geste révoltant; un quart d'heure plus tard, nous étions par terre dans ma chambre.

Avant de repartir, à l'aube, elle m'a avoué que le côté «direct» (on ne peut pas mieux dire) de mon assaut ne lui avait pas déplu, loin de là.

– Si tu avais essayé de me draguer comme tout le monde, de faire le joli cœur, de me baratiner pour me baiser, je crois que j'aurais eu la flemme de te suivre. C'est toujours pareil. Et puis ce n'est pas vraiment de l'amour, hein, entre nous. Alors je ne sais pas, ça ne m'aurait pas tenté plus que ça. Là, j'ai eu l'impression de transgresser un tabou en acceptant si vite, de faire ce qui ne se fait pas, c'était bien.

Je commençais à mieux comprendre. Mais ça n'expliquait pas tout. Je me vois plutôt dans la catégorie «très moyen», physiquement – voire «plutôt moche». S'il suffisait à un homme très moyen de toucher les fesses de n'importe quelle femme dans la rue pour qu'elle accepte de coucher avec lui parce qu'elle a le sentiment de transgresser un tabou, ça se saurait depuis quelques millénaires. Intrigué, j'ai donc poursuivi mon enquête.

Pendant sept ou huit semaines, je n'ai pour ainsi dire eu qu'une activité: grimper sur des femmes et me faire grimper dessus par elles. C'était stupéfiant. Il suffisait que je demande, d'une manière ou d'une autre, pour qu'elles soient d'accord. Ma technique s'affinait au fil des jours. D'abord, j'ai diversifié mes méthodes de conquête (la main entre les jambes, procédé primitif, comportait tout de même des risques évidents – à ma quatrième tentative, après trois triomphes retentissants, j'ai pris autre chose de retentissant dans la figure (la main d'une certaine Vanessa, manifestement coincée)): j'utilisais des approches du genre «Tu viens chez moi?» avec parfois quelques variantes plus astucieuses («Tu habites loin? Tu m'offres un verre?»). Ensuite, j'ai compris qu'il fallait tout de même consentir à quelques bavardages préliminaires. Au mépris de toute règle de sécurité, j'ai risqué deux essais sur de parfaites inconnues, l'une dans le métro, l'autre aux Galeries Lafayette: celle du métro est devenue toute rouge et s'est sauvée en courant presque, comme si elle craignait que je ne la poursuive, celle des Galeries m'a regardé droit dans les yeux et a murmuré en secouant la tête d'un air consterné: «Pauvre con.» (J'avais tenu à tenter cette deuxième expérience pour m'assurer que l'échec du métro n'était pas dû à la personnalité trop puritaine de la victime – celle des Galeries transpirait la lubricité.) Il fallait donc discuter un peu avant de passer à l'acte – pas obligatoirement avec la perinne visée, d'ailleurs; s'adresser aux autres devant elle lors d'une soirée, comme chez Marthe, suffisait amplement. (Refusant toujours de m'estimer spécialement envoûtant lorsque je parle, j'imagine qu'elles acceptent dans ces circonstances parce qu'elles se disent à peu près: «Voilà un homme apparemment normal, gentil et sensé, qui me traite comme une garce vicieuse: que emander de plus?») Enfin, et surtout, je me suis aperçu qu'il ne fallait pas piocher à l'aveuglette dans le tas de femmes. Par exemple, les femmes très-extraverties, qui parlent de cul comme d'autres de cuisine et s’habillent de façon aguichante (cela n'a absolument rien à voir avec leur beauté, bien entendu – seulement avec les talons hauts, les bas et les décolletés plongeants, ces grosses ficelles publicitaires presque pathétiques), ne donnent pas toujours de très bons résultats: non seulement le pourcentage d'échecs est sensiblement plus élevé que chez les plus discrètes, mais en outre, leurs performances s'avèrent souvent décevantes. D'autre part, j'ai remarqué que l'âge jouait également un rôle primordial: vaut mieux s'adresser à des «femmes» qu'à des «filles» (c'est une question de vocabulaire, mais je situe très arbitrairement la frontière vers 26 ou 27 ans). La plupart des filles, ayant peu vécu, n'ont sans doute pas encore le détachement et la sérénité nécessaires pour pouvoir admettre sans honte qu'elles «aiment ça», comme on dit, et que rien ne les empêche d'accepter simplement pour le plaisir, sans alibi amoureux. Les raisons possibles sont multiples, mais le fait est: en dessous de 26 ou 27 ans, le taux de réussite est moins impressionnant. Au-dessus, même si je n'ai pas établi de statistiques précises, on doit frôler les 80 % - je sais que cela peut paraître énorme, mais c'est incontestable: toutes les femmes sont prêtes à coucher avec un homme de passage, pour peu qu'il demande. Qu'elles soient seules ou en couple, célibataires ou mariées (sauf celles qui sont amoureuses (disons: sauf la grande majorité de celles qui sont amoureuses)).

Pour élargir mon champ d'action, je sortais quasiment tous les soirs. C'est ainsi qu'en un peu moins de deux mois, en respectant les quelques règles énoncées plus haut, j'ai connu (de manière aussi directe qu'agréable et éphémère) Flavia, secrétaire de rédaction, Lucie, scripte, Marie-Noëlle, institutrice, Laurence, traductrice et mariée, Hélène, maquettiste au chômage, Sylvie, traductrice, Sylvie, femme de dentiste, Anne, employée de banque, Béatrice, peintre, qui vivait avec le même homme depuis quatre ans, Louise, sœur d'une amie, Isabelle, Sandra, Odile, et d'autres dont j'ai oublié jusqu'au prénom. (Je dois paraître vantard, je m'en rends compte, mais je ne suis pas particulièrement fier de cette liste, pas plus que si je donnais celle des personnes avec lesquelles j'ai dîné au restaurant, par exemple.)

Durant deux mois, j'ai baigné dans la luxure. Je voyais des seins et des fesses partout, je devenais insatiable, je me noyais dans la chair. J'étais sidéré par la vertigineuse diversité des femmes, même «nues» (j'avais une préférence pour les grandes filles molles, mais toutes les autres me plaisaient aussi): les différences physiques, bien sûr, innombrables, mais également la gamme infinie de leurs comportements au lit – ou ailleurs. J'ai rencontré celle qui me tapait dessus comme une sauvage pendant ses orgasmes, celle qu'il fallait actionner calmement pendant une bonne demi-heure avant d'obtenir le moindre soupir mais qui pouvait jouir ensuite six ou sept fois consécutives en ne laissant passer que quelques secondes entre chaque orgasme, celle qui me repoussait violemment dès qu'elle se sentait sur le point de jouir (pour ne pas pécher, j'imagine), celle qui n'enlevait jamais son soutien-gorge, celle qui aimait que je la morde et celle qui aimait que je lui tape sur les fesses (Flavia), celle qui ne supportait pas le moindre geste vif ou brutal, celle qui se masturbait sans arrêt (pendant mais aussi après, quand je reprenais mon souffle – heureusement que je ne suis pas susceptible), celle qui pleurait à chaudes larmes après chaque orgasme, celle qui simulait de manière très exagérée (c'était comique, elle me faisait penser à Sarah Bernhardt dans une grande scène tragique), celle qui tenait absolument à ouvrir la bouche à genoux devant moi, dans les lieux publics (les toilettes des restaurants ou des cafés, les wagons de métro vides, les squares déserts – et même une fois à l'étage meubles du Bon Marché, cachée derrière un canapé (je devais avoir l'air bizarre, seul debout près d'un canapé les yeux exorbités)), celle qui voulait que je lui raconte en même temps, et en détail, ce que je faisais avec les autres, celle qui m'appelait Vincent, celle qui aimait que je l'insulte (après «salope», «putain», «chienne» et «garce» je ne savais plus quoi dire, je me sentais tout bête, je me creusais furieusement la cervelle – «Euh… Salope, je l'ai déjà dit?» -, si concentré sur mon vocabulaire que j'en oubliais de prendre plaisir à ce que nous étions en train de faire – «Vilaine, ça va?» (pour tout arranger, elle me répétait «Vas-y, sers-toi de moi, fais-moi tout ce que tu veux!» et je ne trouvais rien de vraiment immoral à lui faire (on a vite fait le tour d'un corps, tout de même – je pouvais toujours lui tirer les oreilles ou lui secouer les jambes, mais ça n'allait pas chercher bien loin dans le génie pornographique) (c'était celle du Bon Marché)), celle qui se sermonnait toute seule («Je devrais avoir honte, je devrais avoir honte…» – l'endroit qu'elle préférait, c'était devant la glace), celle qui inondait les draps d'un ou deux litres d'un liquide incolore et inodore, très fluide, qui ressemblait à de l'eau, celle qui ne supportait pas que je garde les yeux ouverts (celle qui n'enlevait jamais son soutien-gorge), celle qui se remettait sous tension à peine une minute ou deux après la séance précédente, à mon grand désarroi (je n'ai pas la faculté de récupération des stars du sport), celle qui, comme les hommes, devait tout arrêter immédiatement après son orgasme (elle devenait électrique, «intouchable» – pour un couple provisoire, ce n'est pas l'idéal, car on n'a pas le temps d'apprendre à se synchroniser: le pauvre bonhomme reste en suspension, tétanisé et brûlant, frustré, les nerfs à fleur de peau), celle qui ne prenait de plaisir que par-derrière (celle du Bon Marché, qui aimait que je l'insulte), celle qui, manifestement, n'avait accepté que pour passer le temps ou se donner un genre catin (elle regardait les murs de ma chambre pendant que je me démenais et me concentrais sur celle de l'avant-veille (celle qui se masturbait comme une possédée) pour essayer d'en finir au plus vite, et alors que j'apercevais enfin le bout du tunnel, au dernier instant, elle s'est écriée: «Merde! J'ai fermé la voiture?»), celle qui m'empoignait brutalement par les hanches pour m'utiliser comme un godemiché avec un corps autour et celle qui touchait mon machin avec émotion et respect, les yeux émerveillés, brillants, comme si j'avais Patrick Bruel entre les jambes (la même que celle qui n'enlevait jamais son soutien-gorge et ne voulait pas que je la regarde). Je ne sais combien il y en a eu, mais ça doit faire un paquet.

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