J'ai profité de ces deux mois pour parfaire ma connaissance de l'espèce féminine. Je ne m'étendrai pas sur les principales différences anatomiques, pour éviter de devenir vulgaire si ce n'est déjà fait, mais certaines parties du corps me touchaient particulièrement: le pli de l'aine, par exemple, lorsqu'elles étaient assises nues sur le bord de lit – comme une ligne tracée dans de la pâte à modeler. Les plis plus discrets (presque des traces, des souvenirs de plis) qui marquent le haut des cuisses, a l'intérieur, à l'endroit où la peau est la plus douce et la plus fine – lorsqu'elle est allongée sur le dos, les jambes pliées et écartées, ces lignes semblent délimiter une zone sacrée, presque circulaire, une vallée à la fois interdite et accueillante, comme sur une carte, ou une île mystérieuse isolée au milieu du corps. Les plis des genoux, surtout lorsque les jambes sont peu musclées, peu anguleuses, flexibles et paresseuses. Les traits rosé pâle sous les seins. Toutes les marques de sous-vêtements trop serrés ou de ceinture, comme des empreintes dans la cire. Les plis, parfois à peine visibles, qui soulignent les fesses sur quelques centimètres, à partir de l'entrejambe. Et juste en dessous, ceux qui écartent légèrement les cuisses, comme des jarretières invisibles remontées très haut, et qui, lorsqu'elle se tient debout de dos, les pieds joints, laissent parfois un losange de jour – ça, alors, ça me faisait presque pleurer d'émotion. Pour résumer en deux mots: les plis. (Mais pas les plis de graisse, attention, ça n'a rien à voir.) Les plis qui prouvent que la chair est molle, que la chair est fragile. Je n'aimais pas les muscles, les fesses dures, les chevilles trop marquées, les hanches osseuses. J'aimais que leur corps soit humain. Je me renseignais, je posais beaucoup de questions, j'écoutais tout ce qu'elles disaient, comme un chercheur ou un élève consciencieux. Il ne faut pas croire que je me passionnais uniquement pour ce qu'elles avaient sous la ceinture: leur esprit me fascinait tout autant. En me renseignant sur leurs fantasmes, j'ai eu la surprise de découvrir qu'elles avaient quasiment toutes le même. Le fantasme de la femme-objet. Il pouvait évidemment prendre plusieurs formes selon les caractères, mais le thème de base restait sensiblement le même – «Je veux qu'on "utilise" mon corps.» Au hit-parade, les deux vedettes étaient: la femme ligotée (éventuellement bâillonnée ou aveuglée), et la femme mise à la disposition de plusieurs hommes (deux en règle générale, trois plus rarement). Ces deux scénarios venaient très largement en tête. Derrière suivaient plusieurs variantes: la putain, l'odalisque, la gentille servante disponible qui ne demande qu'à rendre service, l'épouse docile offerte à des inconnus par son mari, etc. – l'objet. (Inutile de rappeler ce que tout le monde sait, les fantasmes ne sont pas faits pour être vécus, du moins les plus spéciaux (le ligotage, par exemple, peut facilement se laisser vivre), et pas une de ces femmes n'aurait aimé se faire prendre de force dans la vraie vie.) (Je dois reconnaître que, si l'on peut m'accuser de n'importe quoi sauf de considérer les femmes comme des objets (j'aurais même plutôt tendance à attribuer ce rôle aux hommes – à celui qui s'appelle Halvard Sanz, en tout cas, pauvre petite boule impuissante dans le grand flipper du monde), ces histoires de femme-objet ne me laissaient cependant pas indifférent. Holà. Loin de là.) À bonne distance venaient les fantasmes inverses, les envies de pouvoir absolu, de domination («Donnez-moi un homme, un mâle viril de préférence, ôtez-lui toute capacité de résistance et tout esprit d'initiative, et laissez-moi seule avec lui dans une pièce. Je veux l'utiliser comme un esclave vigoureux, ou un corps inerte mais exploitable, je veux l'user, le vider, puis le jeter»), et les fantasmes impliquant une autre femme (plusieurs d'entre elles avaient déjà essayé). Je n'ai pas beaucoup entendu parler d'amour sur une peau de bête devant un feu de cheminée qui crépite, ni de volupté au crépuscule sur un voilier blanc ancré dans les Caraïbes.
Quelques-unes de ces femmes, étrangement, sont tombées amoureuses de moi – du moins le croyaient-elles. Pourtant, je pense avoir toujours été honnête avec elles, comme disent les fourbes. Je n'annonçais pas dès les premières secondes: «Autant te prévenir tout de suite, mignonne, ce n'est que pour le cul», mais dès qu'elles abordaient le sujet, ou si leur comportement me laissait entrevoir le moindre soupçon d'affection trop marquée (ce qui n'était pas le cas, la plupart du temps; la majorité de ces femmes, j'en suis convaincu, étaient là pour la même raison que moi: prendre du plaisir sans se compliquer la vie), dès que l'ambiguïté glissait son corps d'anguille sous les draps, je m'efforçais de me sauver.
S'il a suffi, de quelques heures à trois ou quatre femmes pour tomber amoureuses de moi, c'est parce qu'elles se sont vite aperçues que j'étais «inaccessible». Certes, j'étais fatigué, niais, sombre, maladroit, déprimé, malchanceux – sans oublier très-moyen voire plutôt-moche, ce qui est toujours un handicap de taille – mais inaccessible. Car à ce moment-là, j'avais le cœur à tomber amoureux autant qu'à me teindre les sourcils en vert clair. Et le fait de savoir que je n'étais ni un apollon ni une star n'a pu qu'accroître leur volonté de m'attraper, leur besoin de m'emmener avec elles – «C'est trop bête, quand même, il devrait être facile à atteindre!» (Pollux, c'était le contraire: j'étais tellement accessible pour elle – non, si c'était vrai, si la vie était aussi cynique, ce serait effroyable – qu'elle s'était aussitôt rendu compte que je ne valais pas une cacahuète, au fond.) On tombe artificiellement amoureux de l'inaccessible, mais sur l'instant, il est normal que la nuance nous échappe.
Quant à toutes ces femmes qui ont si rapidement cédé à mes lestes avances, elles devaient également deviner une sorte de distance (même si ce n'est sans doute pas exactement la même chose puisque, sexuellement, j'étais on ne peut plus accessible). Je pense qu'elles se sont montrées si accueillantes et complaisantes car elles pressentaient que je n'avais rien à perdre – la détresse m'avait rendu parfaitement insouciant -, que je ne donnerais que ma surface, ne demanderais que la leur, et me moquais éperdument qu'elles acceptent ou refusent. Elles voyaient que j'étais ailleurs et me suivaient sans hésiter parce qu'elles ne «craignaient» rien de moi. Comme si j'avais l'apparence et les facultés d'un homme, mais n'étais pas un homme.
Un soir, je suis allé à une fête chez une amie. J'y ai rencontré sa sœur, qui habitait avec elle et que j'ai trouvée jolie. J'ai bavardé un moment avec elle près du buffet, Puis je lui ai demandé si elle ne voulait pas que l'on s'éloigne un peu de tout ce monde. Nous sommes sortis sur la terrasse et je l'ai embrassée tout de suite. À la fin de la soirée, je lui ai demandé (toujours aussi poliment) si elle ne voyait pas d'inconvénient à ce que je reste dormir là: elle m'a emmené dans sa chambre. Nous nous sommes déshabillés aussitôt la porte fermée. J'étais passablement ivre, mais pas au point de m'endormir tout de suite.
Le lendemain, quand j'ai ouvert les yeux, je me suis aperçu que la chambre était pleine de peluches, de poupées et de gadgets. Sur les murs étaient punaisés des posters de groupes à la mode, des photos de chatons et de chevaux, des cartes postales en forme de cœur. La couette et les rideaux étaient roses. La fille se tenait debout près de la fenêtre, vêtue d'un long tee-shirt Mickey. À la lumière du jour, sans maquillage et les cheveux défaits, je lui donnais quatorze ou quinze ans.
J'ai senti une grosse boule de pâte crue gonfler dans ma gorge. Comme lorsque j'avais découvert Laure dans ma baignoire à la place de Pollux, je n'ai pas su faire preuve d'une grande diplomatie. Je suis quelqu'un de sensible, le moindre choc me déstabilise. Je me suis assis dans le lit et j'ai articulé d'une voix étranglée: – Tu as quel âge?
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