Le lendemain, j'ai téléphoné un peu avant midi. Je n'avais réussi à dormir qu'une heure ou deux, en début de matinée. Je n'avais pas mangé la veille, je n'avais pu avaler qu'une gorgée de café, je me sentais à vif. Je n’ai laissé que deux mots sur son répondeur: «Pollux? Merde.» (Ce n'est pas très fin, mais j'étais à court d'imagination.) L'après-midi, je suis allé consulter le Minitel à la poste pour essayer d'obtenir le numéro de ses parents. Je n’ai trouvé que trois Lesiak dans toute la région parisienne. Personne n'avait de fille nommée Pollux (un homme m'a raccroché au nez en croyant à une blague). Dans un kiosque, j'ai noté le téléphone de deux journaux spécialisés en arts plastiques, à tout hasard. L'un n'avait jamais entendu parler de Pollux Lesiak, l'autre si.
– Non, elle n'est pas là, monsieur. Elle ne passe que très rarement, vous savez. Elle nous envoie ses papiers, le plus souvent.
Le soir, en rentrant, j'ai tourné en rond autant que je pouvais, puis j'ai rappelé. Je suis encore tombé sur cette saleté d'annonce de répondeur, qui commençait à m'irriter les tympans. «Vous êtes bien chez Pollux Lesiak, je suis absente, mais vous pouvez toujours me laisser un message. Merci, au revoir.» Bip.
«C'est encore moi. Appelle-moi, Pollux, j'en ai marre. Une seule fois, ensuite je te laisse tranquille. S'il te plaît. Quoi qu'il se passe, ce n'est pas grave, appelle-moi. S'il te plaît. Merci.»
Dans les jours qui ont suivi, j'ai téléphoné encore plusieurs fois, sans grand espoir, juste pour entendre sa voix et l'empêcher ainsi de me laisser tomber. Finalement, un soir, je suis allé à pied jusqu'à la rue Vavin, très vaguement conscient que ce n'était peut-être pas la meilleure chose à faire.
Sa fenêtre était éclairée.
J'ai composé son code mais me suis ravisé aussitôt. C'était l'occasion idéale de savoir si elle se moquait réellement de moi. Je suis entré dans une cabine. Trois sonneries. Normalement, le répondeur décroche à deux. Je vais pouvoir lui parler. Ma main s'est mise à trembler. Qu'est-ce que je dis? Je hurle ou je fais comme si de rien n'était? Vite!
– Oui, allô?
Une voix de jeune homme.
J'ai raccroché comme si j'avais entendu la voix du diable – et même avec plus d'effroi et de dégoût, car je ne l'aurais sans doute pas reconnu, le diable. La cabine s'est effondrée sur ma tête en millions d'éclats de verre immatériels, tous les immeubles de ia rue se sont écroulés sans bruit, les passants se sont désintégrés instantanément et mon cœur est tombé dans ma chaussette gauche, entraînant mes poumons, mon estomac, mon foie et mes intestins. Je suis entré dans un café, j'ai bu quatre whiskies cul sec en une minute trente (le patron a refusé de me servir le cinquième), je suis ressorti sans lever les yeux vers sa fenêtre, je suis monté dans un taxi, en bas de chez moi j'ai acheté une bouteille de Cutty Sark à l'épicerie, je suis monté en vitesse et j'ai bu jusqu'à tomber.
J'aurais dû parler à ce type, hier. J'aurais dû lui demander qu'il me passe Poîlux. C'était peut-être un ami. Non, ça suffit, je ne vais pas continuer jusqu'à la retraite à chercher toutes les excuses possibles pour ne rien voir. Ce n'était pas un ami. C'était son «mec» (pouah). Elle le fréquentait sans doute déjà avant notre rencontre à la soirée de la maison d'édition – j'ai au moins le droit d'espérer qu'elle n'a pas fait sa connaissance le soir même de notre retour. Peut-être a-t-il quelque chose à voir avec cette chose «lourde» qu'elle doit porter? J'aurais dû lui parler. Parler à Pollux. L'entendre me dire elle-même: «Excuse-moi, c'est lui que j'aime, en fin de compte, je retourne avec lui.» Un peu de mélo, ce serait toujours ça à me mettre sous la dent pour passer mes nerfs.
J'ai rappelé en début d'après-midi, pour que les choses soient bien claires. Ça ne répondait plus. Elle était partie? Ils étaient partis? Je lui ai envoyé deux longues lettres, auxquelles elle n'a jamais répondu. Un soir d'éthylisme, je suis repassé devant chez elle, son appartement était éteint. J'ai composé son code (il a fallu que je regarde sur mon carnet d'adresses, je l'avais déjà oublié), je suis entré dans le hall. Sa boîte aux lettres, apparemment, ne contenait qu'une facture, à son nom – j'ai glissé mes doigts dedans pour fouiller, oui, la honte ne pouvait plus m'atteindre. Elle avait donc eu mes lettres. Son nom figurait toujours sur la boîte. Elle habitait encore ici. Ou bien gardait-elle seulement cet appartement comme une sorte de pied-à-terre – sans répondeur? J'ai griffonné une ânerie sentimentalo-fataliste sur un morceau de papier que je suis monté glisser sous sa porte.
Une semaine plus tard, j'ai abandonné. Il n'y avait plus rien à faire. Je l'ai laissée partir, je l'ai abandonnée.
Plus d'un mois après notre retour de Normandie, je l'ai appelée une dernière fois, une nuit de misère. J'espérais de tout mon cœur qu'elle allait décrocher, que je pourrais essayer de jouer l'indifférent, l'ami sans rancune. «Alors, qu'est-ce que tu deviens? Tu as un nouveau fiancé? Oui? Je suis content pour toi, sincèrement. Hein? Non, moi non. Des petites histoires comme ça, quoi. Ah ah, oui. Tu me connais. On s'est quand même bien amusés, tous les deux, hein?» Mais je n'ai pas eu cette chance. Elle était partie pour de bon. «Le numéro que vous avez demandé n'est pas en service actuellement.» Brusquement, c'était fini. Elle était retournée dans le reste du monde, ailleurs, nulle part. Dans un quartier que je ne connaîtrais jamais, dans une rue qui ne figure pas sur les plans, dans un immeuble sans fenêtres. Elle n'existait plus pour moi. Voilà, très bien, je n'avais plus rien à perdre.
Comment avait-elle pu se conduire de la sorte? Qu'elle me quitte, pour un autre ou non, passe encore. On ne peut pas s'étonner de ce que les gens vous quittent. Après tout, en observant notre histoire posément, à l'écart, il fallait reconnaître que nous n'étions restés que dix-sept jours ensemble. Ce n'est pas considérable, par rapport à d’autres. Et surtout, en repensant à ces dix-sept jours, j'ai découvert avec stupeur que rien ne m'avait jamais «prouvé» qu'elle était amoureuse de moi. Je ne m'étais quasiment pas posé la question, le lien étrange qui nous unissait me paraissait évident, incontestable. On ne se demande pas si un bébé aime sa mère. Moi, j’étais amoureux d'elle: sûr. Mais elle? Elle ne m'avait jamais rien dit, jamais rien montré de particulier – des femmes qui passent deux semaines avec un homme, qui couchent avec lui, qui partent en Normandie avec lui mais ne l'aiment pas, ça court les rues par bataillons de mille. Se poser cette question me semblait bien sûr un peu idiot, attendre des «Je t'aime» ou des preuves encore plus, mais je ne savais soudain plus à quoi me raccrocher. J'avais pourtant bien «senti» quelque chose, non? D'où me venait cette certitude? (Je n'étais pas exactement le genre d'homme que l'on peut qualifier de «sûr de soi».) De ses regards? De sa manière de me toucher? De l'attention particulière qu'elle semblait me porter? (J'étais peut-être si habitué à rencontrer des ennuis, des obstacles et des individus récalcitrants que, pour une fois qu'une personne se conduisait avec moi de façon relativement normale, mon pauvre cerveau de persécuté en déduisait illico qu'elle était éperdument amoureuse de moi? (Comme le poussin qui croit que le chien est sa mère parce que c'est le premier être vivant qu'il a vu en sortant de l'œuf.)) Malgré tout, est-il possible de se tromper à ce point sur quelqu'un? (Pour qu'elle se détourne de moi si rapidement et sans le moindre regard en arrière, elle devait vraiment n'éprouver que la plus plate indifférence à mon égard (pimentée même, à l'évidence, d'une pincée de mépris); et seul un monstre de cruauté et d'égoïsme aurait pu me laisser souffrir ainsi sans répondre, sans même se donner la peine d'appeler pour me dire «Fous-moi la paix, je ne t'aime pas».) Apparemment, oui, on peut se tromper. Une vérité au moins sautait aux yeux: alors que je m'extasiais peu de temps auparavant sur notre incroyable intimité, je m'apercevais soudain que je ne savais même pas si cette fille éprouvait un peu d'amour pour moi, et n'avais aucune idée de ce que pouvait être cette chose lourde qui la rendait triste. Ce sont tout de même deux éléments qui ont leur importance, dans la personnalité de quelqu'un. Sans compter les autres zones d'ombre. Je connaissais la couleur de ses culottes, certes, son adolescence vacillante et son goût pour les objets usagés, mais c'était à peu près tout. Pollux Lesiak restait presque aussi mystérieuse pour moi que les bulles opaques, attirantes, que l'on aperçoit au loin, dans les bistrots ou sur les grands boulevards. Et elle venait de disparaître aussi subitement, aussi définitivement qu'une jolie passante au coin d'une rue.
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