Les semaines suivantes n'ont pas compté pour moi. Je me sentais vide mais lourd, inutile, je n'avançais plus dans le temps. J’etais l'une de ces bouteilles de jus de fruits qui sont exposées dans les cafés, en hauteur, depuis le premier jour d'ouverture: décolorées, fadasses et translucides, avec toute la pulpe et la couleur déposées au fond en une mélasse dégoûtante. J’étais monté m'exposer là-haut tout seul, et plus personne n'aurait l'idée de me consommer.
Je me contentais donc de rester chez moi sans rien faire – sans même pleurer (ou bien, si je versais quelques larmes de circonstance, c'était sur mon propre sort, des larmes d'acteur raté devant son miroir, de fausses larmes, égocentriques et théâtrales pour «vivre» ma douleur, mon amour enfui, des larmes d'apitoiement pitoyable): ce que je ressentais n'avait rien à voir avec du chagrin. C'était une sorte d'anéantissement, une destruction totale de ce qui peut pousser quelqu'un à mettre un pied devant l'autre (envie, besoin, espoir, etc.). En me souvenant de tout ce qui m'était arrivé depuis la chute dans la baignoire, je m'apercevais que, même si je me sentais légèrement abattu sur le moment, j'avais toujours trouvé la force de continuer cahin-caha, poussé par je ne sais quoi, en partie l'illusion de pouvoir retrouver Pollux, en partie mon propre élan de vie, ou quelque chose comme ça. Désormais, plus rien. Pollux Lesiak avait disparu, et tout le reste avec. Que pouvais-je faire, maintenant? Car il faut bien faire quelque chose, la vie l'exige. Rester assis jusqu'à la fin de mes jours? Fuir? J'avais déjà essayé bon nombre de méthodes qui s'étaient révélées totalement inefficaces. Et pour fuir, il faut bouger. Or je n'avais plus de muscles ni de tendons. Et qu'est-ce que je pouvais fuir? Mon apathie, mon anéantissement?
Pourtant, au bout de quelques semaines d'inexistence, c'est ce que j'ai fait. Car la vie exige qu'on bouge. Et même si l'on refuse, elle se débrouille. Elle bouge ce qui est autour, s'il faut. Ou bien elle attend, elle fait confiance à son père, le temps, qui n'est pas non plus le dernier des imbéciles. Ils manigancent tous les deux pour que ça bouge. C'est leur rôle. Le temps m'a endormi l'air de rien, m'a distrait, m'a redonné de la vigueur sans que je m'en aperçoive, et la vie, sentant la proie prête, m'a pris en traître et m'a relancé dans l'action, dans l'existence, dans la fuite. Elle avait compris que je n'étais plus qu'un corps, sans esprit, sans envies, sans peurs, sans rien d'autre que de la chair et du sang, elle n'est donc pas allée chercher midi à quatorze heures. Elle a pris mon corps et l'a jeté dans la luxure. Elle m'a fait découvrir quelque chose que je ne connaissais pas (la facilité stupéfiante avec laquelle on peut parvenir à s'accoupler avec n'importe quel être humain qui passe près de soi), par l'intermédiaire d'une première fille qu'elle a discrètement posée à côté de moi. Sur le coup, bien entendu, je n'ai pas eu conscience de tout cela. J'ai seulement pensé que ma douleur se calmait, que Pollux Lesiak s'efîaçait – je suis même allé jusqu'à me dire, nabot misérable, qu'elle n'avait rien d'exceptionnel, après tout -, que mes sentiments changeaient avec le temps (je passais de la souffrance à l'amertume, et plus tard ce serait vraisemblablement l'indifférence), et quand cette première fille est venue s'asseoir à côté de moi, je n'y ai vu qu'une occasion de reprendre un peu l'exercice, d'un point de vue simplement sportif. Et plus tard, quand je suis allé m'asseoir à côté de toutes les autres filles, je ne me suis pas rendu compte que c'était une fuite, et à la fois le contraire, un moyen détourné de repartir dans la vie: mesquin et couillon, j'ai pensé que ce serait une manière comme une autre de me venger de Pollux. Une vengeance nerveuse.
NE VOUS ÉNERVEZ JAMAIS
Je ne voulais plus bouger après Pollux, et pourtant je me suis jeté comme un sauvage sur toutes les femmes que j'ai croisées.
Environ deux mois après notre retour de Normandie, Marthe m'a invité à un dîner chez elle. J'ai refusé, dans un premier temps, par réflexe dépressif. Mais elle s'est débrouillée pour me convaincre – «Allez, viens.»
Elle avait réuni une douzaine de personnes – des traducteurs et des traductrices, pour la plupart, ainsi que quelques amis «extérieurs». Je ne connaissais que Mono, Cédric et Robert, entrevus lors de la soirée qui m'avait permis de retrouver Pollux (Marthe avait eu la gentillesse, si l'on veut – disons plutôt l'indulgence -, de ne pas inviter Laure). J'étais assis à côté d'une jeune femme rousse plutôt sympathique, timide et effacée (je ne me souviens plus de son visage – mais son prénom m'est resté: Flavia). J'ai beaucoup bu ce soir-là, pour ne pas me sentir parmi eux, pour m'envelopper dans mon petit malheur. Au moment du café, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai éprouvé le besoin de remuer. Je pensais à Pollux, je me sentais nerveux – ivre et hargneux. D'abord, le me suis mis à parler beaucoup. Je me disais: «Sois agressif, provoque-les, pour qu'ils te tapent un bon coup sur la tête», mais je n'y parvenais pas. J'étais aimable avec tout le monde – je les ai même fait rire (je m'écoutais parler avec horreur). J'avais besoin de violence, et de fureur dirigée contre moi.
Soudain, j'ai vu les jambes de ma voisine Flavia. De belles jambes, à mon avis. Elle portait une jupe courte et un collant noir. Depuis longtemps, je haïssais les collants de toute mon âme, mais là ça n'avait rien à voir. Ce n'était qu'un emballage. Je me suis senti, progressivement, devenir malade. Je me suis senti changer de nature – devenir un animal qui ne se soucie de rien d'autre que de ses besoins. Or j'avais besoin de deux choses: susciter la réprobation, le mépris ou la colère des douze personnes assises autour de la table; ou bien jeter cette fille par terre, déchirer ses vêtements, lui écarter les jambes, la maintenir au sol et m'en servir. (Ah j'étais remonté, hein.) (Pourquoi elle? Pourquoi ces pulsions sauvages orientées vers une jeune femme si réservée, si ordinaire? Parce qu'elle était assise à côté de moi, je suppose. N'importe quelle autre femme présente à la table m'aurait mis dans le même état – son corps, son apparence, ce n'était qu'un emballage.) Et soudain, une idée de génie m'est venue à l'esprit – il convient ici de ne pas oublier que j'étais soûl et momentanément frappé de démence. J'allais glisser ma main entre ses jambes. À table. Sans me poser de questions, sans mettre de gants. Je n'avais rien à perdre, au contraire: soit elle bondissait en arrière sur sa chaise, me giflait violemment devant tout le monde (neuf cent quatre-vingt-dix-neuf chances sur mille), et j'obtenais la haine générale que je recherchais; soit elle me laissait faire (une chance sur mille, en se montrant optimiste – probabilité que l'on pouvait raisonnablement diviser par dix, sans provoquer la moindre critique des scientifiques, en étudiant quelques secondes son visage de fille sage et timorée), et dans ce cas-là, je pouvais nourrir de sérieux espoirs quant à la réalisation de mon fantasme bestial. Bien entendu, je ne me faisais aucune illusion, mais je me rendais compte – avec une certaine sensation d'euphorie – que, malgré tout, rien ne m'empêchait de glisser ma main entre les jambes de cette jeune femme. J'allais prendre une gifle, mais je m'en moquais, j'allais définitivement passer pour un sale type vicieux aux yeux de toutes les personnes présentes, mais je m'en moquais. On a l'impression qu'il nous est interdit de nous comporter aussi bassement, mais pas du tout. On peut. Tout à la joie de ma découverte, je me suis mis à parler comme le plus spirituel des joyeux drilles. J'étais excité comme une puce, je me laissais aller, je faisais rire tout le monde – même Flavia ma voisine, dont je sentais le regard sur ma tempe droite (attends, toi, tu vas comprendre qu'il ne faut jamais se fier aux apparences, ne jamais accorder sa confiance aux inconnus). J'y trouvais un double plaisir: celui de m'insinuer dans le cœur des autres convives, sournoisement, avant de les estomaquer, de les décevoir comme personne encore ne les avait jamais déçus («Eh oui, c'est moi, Super Décevant!»), et celui de retarder avec délices le moment où je commettrais mon crime. Je leur racontais ma triste mésaventure avec Peau-d'Âne, en y ajoutant des tas de détails de mon invention pour pimenter l'histoire. Faites attention, les gars: comme Peau-d'Âne, Super Décevant avance masqué, sous sa grande cape de blagueur. Votre naïveté vous perdra. À la fin de mon récit, Robert a enchaîné sur une anecdote du même genre, et toute l'attention de la tablée s'est tournée vers lui. Mon heure de sinistre gloire approchait. J'ai bu une dernière gorgée de café, émoustillé jusqu'aux oreilles, et avec un sang-froid ahurissant pour un homme qui s'appelle Halvard Sanz, j'ai posé ma main droite sur la cuisse gauche de Flavia. À mon grand étonnement, elle n'a pas bondi en arrière. Elle n'a même pas sursauté, ne s'est pas tournée vers moi, n'a pas bougé d'un centimètre. Elle continuait à regarder Robert qui racontait son histoire, comme si elle ne sentait pas ma main. Bon, Super Décevant avait manqué son attaque (il se décevait lui-même – professionnel jusqu'au bout des ongles). Après tout, elle interprétait peut-être mon geste comme une marque d'amitié ou une manifestation de bien-être, après un repas fameux, au milieu de tous ces gens sympathiques et drôles («On est bien, non, Flavia?») – allez savoir, avec les filles, c'est tellement compliqué. Prêt à tout pour déclencher une réaction, j'ai remonté ma main à l'intérieur de sa cuisse, sous sa jupe, jusqu'à ce que mon petit doigt bute contre une zone plus chaude. Elle n'a toujours pas bondi en arrière. Elle a serré ma main entre ses cuisses pendant quelques secondes, très fort, puis les a écartées de manière assez significative. J'étais pris au dépourvu, je dois le reconnaître. (Elle semblait suivre l'histoire de Robert avec toujours autant d'attention, mais un observateur sagace aurait pu remarquer qu'elle tripotait assez nerveusement une boulette de mie de pain.) J'ai baissé discrètement les yeux (depuis quinze ou vingt secondes, mon envie de me faire huer et cracher dessus par l'honnête assistance s'était estompée): j'avais remonté sa jupe jusqu'en haut de ses cuisses. Si son voisin de droite tournait la tête, il tombait à la renverse. Elle a dû penser la même chose que moi car, à ce moment-là, elle a approché sa chaise de la table pour se servir de la nappe comme voile de pudeur. J’ai fait de même avec ma chaise car je me trouvais dans une position pour le moins inconfortable, penché en avant. Je l'ai observée du coin de l'œil: elle regardait droit devant elle, sérieuse et froide – une bonne élève en classe de maths. Contre mon petit doigt, en revanche, c'était de plus en plus chaud et humide, à travers le collant et la culotte. Proche de la transe, j'ai changé très lentement la position de ma main entre ses cuisses pour que mon petit doigt ne soit plus le seul à profiter de sa liberté d'esprit. Alors la douce et discrète Flavia a écarté plus largement les jambes, tout en s'adossant plus confortablement au dossier – comme quelqu'un qui se détend après un bon repas – pour avancer les fesses au bord de sa chaise.
Читать дальше