A vingt-deux heures, elle ne m'avait toujours pas téléphoné et je n'osais plus appeler («Euh, oui, c'est encore moi. Halvard. Il est dix heures, là. C'est toujours d'accord, pour le dîner de ce soir, finalement?»). J'ai commandé une pizza-mobylette et l'ai engloutie nerveusement devant un film de Guitry à la télé. J'attendais que le téléphone sonne, je lui lançais de longs regards en concentrant toute mon énergie dessus – rien à faire. J'ai demandé l'aide d'Oscar – rien.
J'ai regardé la télé jusqu'à deux heures du matin, sans rien comprendre à ce qui se passait sur l'écran. Où pouvait-elle bien être? (Je refusais de l'imaginer chez elle pendant mes appels.) Chez des amis? Je me suis aperçu que je ne connaissais pas une seule de ses relations. C'était heureux, peut-être: j'aurais été capable de téléphoner. («Pollux est là? Ah, oui, merci. Bonjour. Ça va? Non, rien de particulier, c'était pour savoir où tu étais.») Qu'est-ce qui me prenait? Elle avait bien le droit d'aller dîner chez des amis, tout de même, après une semaine passée face à la même tête. Mais si, elle avait très bien pu partir avant quatorze heures. S'ils habitaient en banlieue lointaine, par exemple. Ou si elle avait plein de choses à faire à Paris avant de se rendre chez eux. Elle détestait interroger son répondeur à distance. Voilà. Jusqu'à maintenant, tout s'expliquait facilement. Comme tous les délaissés de la terre depuis l'invention maudite du téléphone, je suis quand même allé décrocher le combiné pour vérifier la tonalité.
Dans mon lit, j'ai voulu lire pour me décontracter, terminer le Manchette, mais soit je relisais sans cesse la même ligne, soit, si j'obligeais mes yeux à descendre d'un cran dès qu'ils arrivaient à droite de la page, le sens de histoire m’échappait complètement. Mes oreilles monopolisaient toutes mes facultés sensorielles: largement déployées, elles s'orientaient vers la pièce où se trouvait le téléphone et bourdonnaient comme des radars en attente. 3: 07. Elle devrait appeler en rentrant, non? Juste pour s'excuser d'avoir entendu les deux messages trop tard, ou pour me souhaiter bonne nuit. Non? Après tout, je n'ai pas été très malin – c'est étrange, venant de ma part, mais rien n'est impossible. Je n'aurais sans doute pas dû lui téléphoner deux fois. Je lui collais aux fesses depuis plus de deux semaines (rien ne prouvait qu'elle n'avait pas ressenti le besoin de souffler un peu, sans oser m'en parler) et quelques heures à peine après notre retour, je la pourchassais déjà comme un huissier de l'amour, qui refuse de laisser la moindre seconde de répit à sa proie. J'étais un crampon, zut. Quel imbécile. Bon, tout n'était pas perdu, bien sûr. Il suffirait de ne plus la harceler, de se montrer patient. Elle me tapait gentiment sur les doigts, pour m'apprendre à vivre, mais elle téléphonerait sans doute dès le lendemain matin. Midi, disons. Mais oui, bien sûr: elle était sortie dîner chez des amis, elle était rentrée vers deux ou trois heures du matin, elle n'allait pas me réveiller en pleine nuit pour me souhaiter de beaux rêves! Parfois, je me demande si je suis vraiment intelligent. Je pourrais l'appeler pour lui dire que je suis réveillé, d'ailleurs. 3: 41. C 'est un peu tard. Et puis non, de toute façon, j'ai dit non.
Le lendemain, j'ai craqué vers dix-sept heures. Encore le répondeur. J'ai raccroché avant le bip, mais j'ai rappelé aussitôt – la colère monte vite. (Je veux bien qu'elle me tape sur les doigts, mais là, soit elle se fout vraiment de moi, soit elle n'est pas revenue chez elle depuis hier, ce qui signifie assez clairement, me semble-t-il, qu'elle a passé la nuit à se faire grimper dessus par je ne sais quel jeune vicieux qui ne pense qu'à ça. À peine rentrée, c'est un peu fort de café. Ça la démangeait tant que ça?) Je lui ai laissé un message assez froid, en essayant de produire une voix calme mais déjà vaguement résignée – «Tu pourrais peut-être donner un petit signe de vie, non? C'est pas que je m'inquiète, mais bon, j'ai un peu d'affection pour toi, et tu me connais, je suis un marginal: quand j'aime bien quelqu'un, ça ne me dérange pas de l'avoir au téléphone de temps en temps. Et si la personne en question a envie de rester tranquille un moment, autant qu'elle me le dise, ça me semble fair-play: je crois que c'est un peu comme ça que fonctionnent les rapports entre les gens qui n'ont pas trop de haine l'un pour l'autre. Je ne sais pas, je me trompe peut-être. Je t'embrasse, Pollux.»
Après avoir passé la soirée dans l'état d'une poclain sur le bord d'une route, j'ai téléphoné une nouvelle fois vers minuit. Toute ma colère grotesque était à présent retombée. J'enviais sa patience, sa tolérance, sa manière simple et juste d'aborder la vie, je voulais l'imiter, et à la première occasion, je me comportais comme un adolescent irascible et jaloux. Je faisais pitié, tiens. Et si elle était allée deux ou trois jours chez sa mère, par exemple? Que penserait-elle de moi, à son retour, en écoutant ce message de dément? Que penserais-je d'une fille qui se conduirait ainsi? Je me dirais: «Tiens, elle n'est pas aussi bien que je croyais. Dommage.» Je venais peut-être de faire une bourde. Je risquais de la perdre. Non, ne dramatisons pas. Ne cédons pas aux grands émois lyriques. Il faut que je réagisse comme elle (de manière simple et juste). Premièrement, étudier la situation avec lucidité, et donc ne pas s'affoler: ce n'est pas parce qu'une femme ne vous appelle pas pendant deux jours qu'elle vous a abandonné à tout jamais. Deuxièmement, envisager le pire et voir ce que ça donne: imaginons qu'elle ne veuille plus de moi (mais avant, décidons d'arrêter ce langage de tragédie piteuse, sinon nous n'arriverons à rien dans notre quête de la sagesse). Imaginons qu'elle préfère que notre histoire s'achève. C'est le pire des cauchemars, mais faisons un effort. Imaginons par exemple qu'elle en avait assez de nous voir ou de coucher avec nous, ou bien qu'elle souhaite que ces deux semaines presque parfaites restent intactes, ou encore qu'elle ait trouvé (si vite?) quelqu'un d'autre vers qui tourner (elle le connaissait avant, peut-être?) son amour. (Grouillons-nous de terminer cette réflexion, car cela devient franchement insupportable.) Eh bien même dans ce cas terrible, nous nous ferons une raison en nous répétant sans arrêt que nous ne l'aimons pas que pour ses zones érogènes, et que le principal est que nous puissions continuer à la voir en amie. Nous pouvons toujours essayer de nous faire croire ça, ça ne mange pas de pain. Même si nous nous permettons de douter, pour le principe.
Dans le message, je me suis excusé de m'être comporté comme un roquet quelques heures plus tôt, je lui ai dit que je m'inquiétais un peu, c'est tout, que si elle le désirait nous pouvions très bien vivre chacun de notre côté pendant quelques jours, qu'elle n'avait qu'à me le dire, voilà, c'est ça, le tout c'était de me prévenir, même si elle voulait qu'on arrête là, j'espérais sincèrement que non, mais enfin on ne sait jamais, le tout c'était de me prévenir, parce que là je ne comprenais pas son silence, j'avais tendance à toujours envisager le pire, c'est vrai, j'étais idiot, mais on ne se refait pas, c'est parce que je l'aimais bien, mais si ça se trouve elle était simplement partie passer deux ou trois jours chez sa mère, qu'elle me tienne au courant, je l'embrassais, je ne bougeais pas ce soir, mais rien ne pressait, je l'embrassais.
Le lendemain, dimanche, j'ai téléphoné deux fois. En début d'après-midi et en pleine nuit. Elle exagérait, quand même.
Car désormais, en parlant tout seul sur la bande magnétique de son répondeur («Poîlux, s'il te plaît…»), j'avais le pressentiment plus que désagréable qu'elle était assise sur son lit, près de son téléphone jaune, et m'écoutait. Mon état d'esprit d'alors peut se décrire très facilement: je ne comprenais pas.
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