Le policier se demanda si une théorie économique avait présidé à cette organisation ou si c'était les conditions propres à leur révolution qui avaient contraint ces jeunes gens inexpérimentés à l'inventer. En fonctionnant sans stocks de marchandises et en ne se fondant que sur leur seule matière grise, ils ne prenaient finalement que peu de risques.
C'était peut-être cela, le message de la Révolution des fourmis: les sociétés dinosaures avaient perdu leur place, l'avenir était aux sociétés fourmis.
En attendant, il fallait mettre un terme à l'insolente réussite de cette bande de gamins avant qu'ils ne deviennent une réalité économique incontournable.
Maximilien décrocha son téléphone et appela Gon-zague Dupeyron, le chef des Rats noirs.
Aux grands maux, les petits remèdes.
155. LA BATAILLE DES LAMPIONS
Le premier assaut de la vaste armée des naines de Shi-gae-pou est catastrophique pour les Néo-Belokaniennes. Après deux heures de combat acharné, leur défense cède sur tous les points et se fait tailler en pièces par les coalisées. Satisfaites, les assaillantes ne poussent pas plus loin leur avantage et organisent un bivouac pour la nuit en attendant de porter le coup de grâce le lendemain.
Tandis qu'on ramène dans la cité les blessées, les amputées et les agonisantes, Princesse 103e a enfin une idée. Elle rassemble près d'elle les dernières troupes valides et leur montre comment fabriquer des lampions. Elle pense qu'à défaut d'utiliser le feu comme arme, on peut toujours s'en servir comme moyen de chauffage et d'éclairage. À présent, en effet, leur ennemi, ce ne sont plus ces myriades de fourmis naines c'est bel et bien la nuit. Or le feu vainc la nuit.
C'est ainsi que, vers minuit, on voit ce spectacle incroyable: des milliers de lueurs se bousculent aux issues de la Nouvelle-Bel -o-kan. Portant des lampions fabriqués avec des feuilles de peuplier, chauffées et éclairées par ces boîtes qu'elles transportent sur leur dos, les soldates rousses peuvent voir et agir tandis que leurs adversaires dorment.
Si le bivouac des naines ressemble à un gros fruit noir, c'est en fait une ville vivante. Les murs et les couloirs sont constitués par les corps des insectes emmêlés et plongés dans un sommeil récupérateur.
Princesse 103e fait signe à ses guerrières de pénétrer dans le bivouac avec leurs lampions. Elle aussi s'aventure à l'intérieur du camp ennemi vivant. Par chance, la nuit est assez froide pour avoir bien anesthésié les assaillantes.
Quelle étrange sensation que d'avancer parmi des murs, des planchers et des plafonds faits d'adversaires prêtes à vous tailler en pièces!
Notre seul véritable ennemi est la peur , se répète-t-elle. Mais la nuit est leur alliée, elle maintient les naines encore endormies quelques heures.
5e dit qu'il ne faut pas rester au même endroit trop longtemps, sinon les lampions réveilleront les murs et il faudra se battre. Pour éviter l'affrontement, les soldates néo-belokaniennes s'empressent. N'usant que d'une mandibule, elles tranchent une à une les gorges de leurs adversaires immobiles.
Il faut éviter de couper trop profond car, parfois, une rangée de têtes décapitées proprement tranchées s'affale sur elles et les écrase. Il faut seulement couper les gorges à moitié. La guerre de nuit est pour les fourmis un fait d'armes si nouveau qu'elles doivent improviser et en découvrir les règles à chaque instant.
Ne pas s'enfoncer non plus trop profondément dans la cité.
Privés d'air, les lampions s'éteignent. Il faut d'abord massacrer les fourmis-murs externes puis les dégager comme on épluche un oignon avant de s'en prendre à la couche de soldates juste au-dessous.
Princesse 103e et ses acolytes tuent sans relâche. La chaleur et la lumière des lampions sont pour elles comme une drogue excitante qui décuple leur rage de tuer. Parfois, des pans de murs entiers se réveillent et elles doivent alors les combattre avec acharnement.
Dans cette boucherie, Princesse 103e ne sait que penser.
Est-il donc nécessaire d'en passer par là pour imposer le progrès? se demande-t-elle.
Plus sensible, Prince 24e préfère renoncer et se retire. Les mâles sont toujours beaucoup plus délicats, c'est bien connu.
Princesse 103e le prie de les attendre dehors, sans s'éloigner.
Les soldates rousses sont épuisées à force de tuer, tuer, tuer. Que leurs adversaires soient ainsi immobiles ajoute à leur gêne. Autant il est normal pour des fourmis de massacrer des adversaires en duel, autant elles ressentent quelque scrupule à les exterminer dans pareilles conditions.
Elles ont l'impression de moissonner. L'odeur d'acide oléique que dégagent les cadavres entassés des naines commence à devenir insupportable. Les Néo-Beloka-niennes sont souvent contraintes de sortir du bivouac pour respirer un peu d'air frais avant de s'y replonger pour attaquer une nouvelle couche.
Princesse 103e demande qu'on accélère le mouvement car elles n'ont que la nuit pour agir.
Leurs mandibules plongent dans les articulations chitineuses et font jaillir le sang transparent. Il y a tellement de sang dans les couloirs vivants que, parfois, il éclabousse et éteint des lampions. Les Néo-Belokaniennes privées de feu s'endorment alors au milieu de la masse compacte de leurs ennemies.
Princesse 103e ne relâche pas son effort mais, tandis qu'elle tue à tour de mandibules, des milliers d'idées se bousculent dans son cerveau.
Faut-il que les comportements des Doigts soient contagieux pour entraîner des fourmis à guerroyer ainsi!
Elle sait, cependant, que toutes les soldates ennemies qui ne seront pas tuées cette nuit se jetteront contre elles dans la bataille dès le matin.
Il n'y a pas tellement de choix. La guerre est le meilleur accélérateur de l'Histoire. En bien ou en mal.
À force d'égorger, 5e a une crampe aux mandibules. Elle s'interrompt un instant, mange un cadavre ennemi et se nettoie les antennes avant de reprendre sa sinistre besogne.
Lorsque le soleil présente ses premiers rayons, les soldates néo-belokaniennes sont bien obligées de cesser de tuer. Il faut se dépêcher de rentrer avant que l'adversaire se réveille. Vite, elles déguerpissent alors que les murs, les plafonds et les planchers commencent tout juste à bâiller.
Épuisées et gluantes de sang, les soldates rousses regagnent leur cité anxieuse.
Princesse 103e reprend son poste sur le sommet du dôme pour observer la réaction de l'ennemi à son réveil. Celle-ci ne se fait pas attendre. Tandis que le soleil s'élève dans le ciel, les ruines vivantes se désagrègent. Les naines sont incapables de comprendre ce qui leur est arrivé. Elles se sont endormies et, au matin, leurs compagnes ont presque toutes trépassé.
Les survivantes reprennent le chemin de leur nid sans demander leur reste et, quelques minutes plus tard, les cités fédérées qui s'étaient rebellées contre leur capitale se présentent pour déposer leurs phéromones de soumission.
Toutes les fourmilières du voisinage ayant appris la défaite, une armée de plusieurs millions de soldates vient demander à adhérer à la fédération néo-belokanienne.
Princesse 103e et Prince 24e accueillent les arrivantes, leur font visiter les laboratoires du feu, du levier et de la roue mais ils ne leur font pas part de l'invention des lampions. On ne sait jamais. Il peut y avoir encore des adversaires à réduire à merci et une arme secrète est plus efficace qu'une arme connue de tous.
De son côté aussi, 23e voit se décupler le nombre des fidèles. Comme en dehors des soldates qui ont participé à la bataille de la nuit, nul ne sait comment le combat a été remporté, 23e clame haut et fort que les Doigts ont exaucé ses prières.
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