Restait le problème de l'électricité, le plus ardu. Toutes leurs activités étaient fondées sur le réseau informatique mondial. Des bricoleurs allèrent fouiner dans l'atelier d'électronique, si riche en matériel de toutes sortes et qui s'était déjà avéré une mine. Ils découvrirent des plaques solaires photosensibles. Elles apportèrent un premier flux électrique qu'ils complétèrent avec des éoliennes fabriquées à la hâte de planches arrachées aux bureaux.
Chaque tipi vit fleurir son éolienne au-dessus de sa pointe, telle une marguerite.
Comme ce n'était pas suffisant, David brancha quelques vélos du club de randonnées sur des dynamos; ainsi, quand ni soleil ni vent n'étaient de la partie, on cherchait quelques sportifs pour pédaler et fournir de l'énergie.
Chaque problème les obligeait à faire fonctionner leur imagination et soudait davantage les occupants du lycée.
Constatant que, grâce à leurs lignes téléphoniques, leur réseau informatique fonctionnait toujours, Maximilien décida de les en priver aussi. À époque moderne, technique de siège moderne.
Et riposte, tout aussi moderne. David ne fut pas longtemps inquiet pour son «Centre des questions» car une occupante avait apporté dans son sac un téléphone cellulaire spécial, extrêmement puissant et suffisamment net pour recréer un contact hertzien en se branchant directement sur les satellites de télécommunications.
Ils étaient cependant obligés de vivre en totale autarcie. À l'intérieur, on s'organisa, s'éclairant de lampions et de bougies pour économiser l'énergie vitale au réseau informatique. Le soir, la cour baignait dans l'ambiance romantique générée par les petites lueurs vacillant sous les courants d'air.
Julie, les Sept Nains et les amazones couraient, sollicitant chacun, transportant des matériaux, discutant des aménagements. Le lycée se transformait en véritable camp retranché.
Les groupes d'amazones devenaient de plus en plus compacts, de plus en plus rapides et, pour tout dire, de plus en plus militaires. Comme si naturellement elles assumaient cette fonction vacante.
Julie convoqua ses amis dans le local de répétition. Elle paraissait fort préoccupée.
– J'ai une question à vous poser, annonça d'emblée la jeune fille en allumant quelques bougies qu'elle déposa en hauteur dans les anfractuosités du mur.
– Vas-y, l'encouragea Francine, affalée sur un monticule de couvertures.
Julie fixa tour à tour les Sept Nains: David, Francine, Zoé, Léopold, Paul, Narcisse, Ji-woong… Elle hésita, baissa les yeux, puis articula:
– Est-ce que vous m'aimez?
Il y eut un long silence que Zoé fut la première à rompre, d'une voix enrouée:
– Bien sûr, tu es notre Blanche-Neige à nous, notre «reine des fourmis».
– Alors dans ce cas, dit Julie très sérieusement, si je deviens trop «reine», si je commence à me prendre trop au sérieux, n'hésitez pas, faites comme pour Jules César, assassinez-moi.
À peine avait-elle fini que Francine plongea sur elle. Ce fut le signal. Tous l'attrapèrent par les bras, par les chevilles. Ils roulèrent dans les couvertures. Zoé mima le geste de prendre un couteau et de le lui planter dans le cœur. Aussitôt tous lui firent des chatouilles.
Elle n'eut que le temps de gémir.
– Non, pas les chatouilles!
Elle riait et avait envie que ça s'arrête.
Après tout, elle ne supportait pas qu'on la touche.
Elle se débattait mais les mains amies surgies d'entre les couvertures prolongeaient son supplice. Elle n'avait jamais autant ri de sa vie.
Elle n'avait plus d'air. Elle commençait à se sentir partir. C'était étrange. Le rire devenait presque douloureux. À peine une chatouille était finie qu'une autre reprenait. Son corps lui envoyait des signaux contradictoires.
Soudain, elle comprit pourquoi elle ne supportait pas qu'on la touche. Le psychothérapeuthe avait raison, c'était pour une raison qui remontait à sa plus tendre enfance.
Elle se revit bébé. Durant les dîners de famille, alors qu'elle n'avait que seize mois, on la passait de main en main, comme un objet, profitant de son incapacité à se défendre. On la couvrait de baisers, de chatouilles, on la forçait à dire bonjour, on lui caressait les joues, la tête. Elle se souvint des grand-mères aux haleines lourdes et aux lèvres trop maquillées. Ces bouches s'approchaient d'elle et les parents complices riaient tout autour.
Elle se souvint de ce grand-père qui l'embrassait sur la bouche. Affectueusement, peut-être, mais sans lui demander son avis. Oui, c'est à ce moment qu'elle avait commencé à ne plus supporter qu'on la touche. Dès qu'elle savait qu'il y avait un repas de famille, elle courait se cacher sous la table, où elle chantonnait doucement. Elle se défendait des mains qui essayaient de la faire sortir de là. On est bien sous les tables. Elle n'acceptait de ressortir qu'au moment où tous les gens étaient partis afin d'éviter la corvée des bisous de l'au revoir, mais on ne lui laissait pas le choix.
Non, elle n'avait jamais été abusée sexuellement mais elle avait été abusée épidermiquement!
Le jeu s'arrêta tout aussi brusquement qu'il avait commencé et les Sept Nains se rassirent en cercle autour de leur Blanche-Neige. Elle remit de l'ordre dans sa chevelure.
– Tu voulais qu'on t'assassine, eh bien, c'est fait, dit Narcisse.
– Ça va mieux? demanda Francine.
– Vous m'avez fait beaucoup de bien, merci. Vous ne pouvez pas savoir combien vous m'avez fait de bien. N'hésitez pas à m'assassiner plus souvent.
Comment elle disait cela, ils repartirent pour une seconde séance de chatouilles où il lui sembla trouver l'agonie à force de rire. Ce fut Ji-woong qui y mit fin.
– Passons maintenant à la séance de pow-wow .
Paul versa de l'hydromel dans un gobelet; chacun y trempa ses lèvres tour à tour. Boire ensemble. Il distribua ensuite à chacun des gâteaux secs. Manger ensemble.
Quand leurs mains s'assemblèrent pour former le cercle, Julie perçut leur regard, elle perçut leur chaleur et se sentit protégée.
«Quel meilleur objectif dans la vie que de parvenir à un instant tel que celui-ci où chacun s'unit sans aucune arrière-pensée, songea-t-elle. Mais est-on absolument obligé de faire la révolution pour y arriver?»
Puis ils discutèrent des nouvelles conditions de vie imposées par l'embargo policier. Les solutions pratiques fusèrent. Loin d'affaiblir leur révolution cette pression extérieure était en train de resserrer leurs liens.
152. PETITE BATAILLE DU SOIR
Au fur et à mesure que les technologies se développent dans Bel-o-kan en pleine mutation, la religion prend son essor. Les déistes ne se contentent plus de tracer partout leurs cercles, elles déposent sur les murs l'odeur de leur religion.
En ce deuxième jour du règne de Princesse 103e, 23e prononce un sermon dans lequel elle déclare que le but de la religion déiste est de convertir à la vénération des dieux toutes les fourmis du monde et que c'est leur rendre service que d'assassiner les laïques.
Dans la Cité, on constate que les déistes coirinencent à se montrer particulièrement agressives. Elles avertissent les laïques: si elles s'obstinent à ne pas adorer les dieux, les Doigts les écraseront et, au cas où les Doigts ne les écraseraient pas, elles, les déistes, s'en chargeraient.
Il s'ensuit une curieuse atmosphère dans la Nouvelle-Bel -o-kan avec un clivage entre, d'un côté, les fourmis «technologiques», qui vivent dans l'admiration de ce que les Doigts sont parvenus à faire grâce à leur maîtrise du feu, du levier et de la roue et de l'autre, les fourmis «mystiques» qui ne vivent que dans la prière et pour qui seulement songer à reproduire les actes des Doigts est déjà un blasphème.
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