Il en avait assez d'attendre.
– Toujours rien?
– Rien à signaler, chef!
Ce qu'il y avait d'agaçant dans la technique du siège, c'était que tout le monde s'ennuyait. Dans la défaite, au moins, il se passe toujours quelque chose, mais là…
– Ne serait-ce que pour se changer les idées, Maximilien aurait bien aimé retourner dans la forêt faire dynamiter la mystérieuse pyramide, mais le préfet lui avait expressément ordonné de ne plus s'occuper désormais que de la seule affaire du lycée.
En rentrant chez lui, le commissaire était maussade.
Il alla s'enfermer dans son bureau, face à une autre sorte d'écran. Il lança vite une nouvelle partie d'Évolution . À présent, il commençait à avoir le coup de main et parvenait à faire décoller très vite ses civilisations virtuelles. En moins de mille ans à peine, il amena une civilisation de type chinois à inventer l'automobile et l'aviation. Sa civilisation chinoise prenait bien, pourtant, il l'abandonna.
– Mac Yavel, mets-toi en écoute.
L'œil de l'ordinateur s'inscrivit sur l'écran tandis que son synthétiseur vocal intégré annonçait dans les haut-parleurs:
– Réception cinq sur cinq.
– J'ai encore des problèmes avec cette histoire de lycée, commença le policier.
Il fit part à l'ordinateur des dernières informations sur ce qui se passait autour de l'établissement scolaire et Mac Yavel ne se contenta plus de lui expliquer les sièges du passé. Il lui conseilla d'isoler hermétiquement le lycée.
– Coupe-leur l'eau, l'électricité, le téléphone. Priveles de confort et, très vite, ils s'ennuieront à mourir et ils n'auront plus qu'une idée: s'enfuir de ce bourbier.
Bon sang, comment n'y avait-il pas pensé tout seul? Couper l'eau, le téléphone et l'électricité, ce n'était pas un crime, même pas un délit. Après tout, c'était l'Éducation nationale, pas les émeutiers, qui payait les factures de leur réseau informatique, de l'éclairage dans les dortoirs, des plaques chauffantes dans la cuisine et des téléviseurs allumés en permanence. Une fois de plus, il était contraint de reconnaître que Mac Yavel avait la tête bien sur les épaules.
– Mon vieux, tu es vraiment de bon conseil. L'objectif de la caméra numérique intégrée à l'ordinateur effectua une mise au point.
– Tu peux me montrer un portrait de leur chef?
Surpris de la demande, Maximilien n'en présenta pas moins la photographie de Julie Pinson qu'avait publiée le journal local. Il saisit l'image en mémoire et la compara à ses images d'archives.
– C'est une femelle, non? Elle est belle?
– C'est une question ou une affirmation? s'étonna le policier.
– Une question.
Maximilien examina la photo puis déclara:
– Oui, elle est belle. L'ordinateur paraissait régler au mieux sa définition afin de disposer de l'image la plus nette possible.
– Ainsi, c'est donc ça, la beauté.
Le policier perçut que quelque chose n'allait pas. Il n'y avait pas d'intonations dans la voix synthétique de Mac Yavel, pourtant il y sentit une certaine préoccupation.
Il comprit. L'ordinateur était incapable d'appréhender la notion de beauté. Il avait quelques vagues notions d'humour, des mécanismes de paradoxes pour la plupart, mais il n'était nanti d'aucun critère de compréhension de la beauté.
– J'ai du mal à comprendre ce concept, avoua Mac Yavel.
– Moi aussi, reconnut Maximilien. Parfois, des êtres qui nous ont paru beaux à un moment donné nous semblent sans intérêt très peu de temps plus tard.
Une paupière voila l'œil de l'ordinateur.
– La beauté est subjective. C'est sans doute pour cela que je ne peux pas la percevoir. Pour moi, c'est ou zéro ou un. Il ne peut y avoir de choses zéro à un instant et un à un autre. En cela, je suis limité.
Maximilien s'étonna de cette remarque en forme de regret. Il songea que ces ordinateurs de la dernière génération se mettaient à devenir des partenaires à part entière de l'espèce humaine. L'ordinateur, meilleure conquête de l'homme?
Les déistes?
La reine est morte. Un groupe de Belokaniennes apparaît timidement sur le pas de la porte. Il y a donc quelques rescapées. Une fourmi se détache des autres et s'approche de leur escouade, antennes en avant. Princesse 103e la reconnaît. C'est 23e.
23e a donc survécu elle aussi à la première croisade contre les Doigts. 23e. Cette guerrière avait tout de suite adhéré à la religion déiste. Les deux fourmis ne s'étaient donc jamais beaucoup appréciées, mais de se retrouver ici, dans leur cité natale, toutes deux survivantes de mille aventures, les rapproche soudain.
23e perçoit tout de suite que 103e est devenue une sexuée et la félicite de cette métamorphose. 23e paraît en grande forme elle aussi. Il y a du sang transparent sur ses mandibules mais elle lance des phéromones de bienvenue à tout leur commando.
Princesse 103e est sur ses gardes mais l'autre émet que tout est rentré dans l'ordre.
Elles se livrent à une trophallaxie.
23e raconte son histoire. Après avoir abordé le monde des dieux, 23e est revenue à Bel-o-kan pour y répandre la bonne parole. Princesse 103e remarque que 23e ne dit jamais «Doigts» mais utilise la dénomination «dieux».
Elle raconte qu'au début, la Cité, enchantée qu'il y ait au moins une survivante à cette première croisade, lui avait fait bon accueil et, petit à petit, 23e avait révélé l'existence des dieux. Elle avait pris la tête de la religion déiste. Elle avait exigé que les morts ne soient plus jetés au dépotoir et aménagé des salles en cimetières.
Cette innovation avait déplu à la nouvelle reine Belo-kiu-kiuni, laquelle avait interdit la pratique du culte déiste dans la Cité.
23e s'était alors réfugiée au plus profond des quartiers de la métropole et là, entourée de sa petite troupe de fidèles, elle avait pu continuer à répandre la bonne parole. La religion déiste s'était donné pour symbole le cercle. Car telle est la vision que les fourmis ont des Doigts juste avant que ceux-ci les écrasent.
Princesse 103e hoche la tête.
Voilà qui explique tous ces signes, dans les couloirs.
Les fourmis blotties derrière psalmodient:
Les Doigts sont nos dieux.
Princesse 103e et les siennes n'en reviennent pas. Elles qui voulaient promouvoir l'intérêt pour les Doigts ont été largement dépassées par cette 23e.
Prince 24e demande pourquoi tout est vide.
23e explique que la nouvelle reine Belo-kiu-kiuni a fini par prendre ombrage de l'omniprésence des déistes. Elle a banni leur religion. Il y a eu de véritables chasses aux déistes dans la Cité et beaucoup de martyres sont mortes.
Lorsque l'armée de 103e est survenue avec son feu, 23e a aussitôt saisi l'opportunité. Elle a foncé vers la loge royale et assassiné la reine pondeuse.
Alors, comme il n'existait pas d'autre reine, la Cité tout entière s'était placée en phase d'autodestruction et, une à une, toutes les citoyennes belokaniennes avaient interrompu les battements de leur cœur. À présent, dans la capitale incendiée et fantôme, il n'y avait plus qu'elles, les déistes, pour accueillir les révolutionnaires afin de bâtir ensemble une société fourmi fondée sur la vénération des Doigts.
Princesse 103 e et Prince 24e ne partagent pas vraiment la ferveur de la prophétesse mais comme la ville est désormais à leur disposition, ils en profitent.
Princesse 103e lance cependant une phéromone:
La pancarte blanche devant Bel-o-kan est signe de grand danger.
Ce n'est peut-être qu'une question de secondes. Il faut déguerpir sans tarder.
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