Les chiottes étaient à la turque au bout du couloir à droite et la douche était au-dessus des chiottes. Il suffisait juste de poser sur le trou le caillebotis moisi prévu à cet usage...
Pas de voisins ou peut-être un fantôme puisqu'elle entendait parfois des murmures derrière la porte n° 12. Un cadenas sur la sienne et le nom de l'ancienne locataire en jolies lettres violettes punaisé sur le chambranle : Louise Leduc.
Petite bonne du siècle précédent...
Non, Camille ne regrettait pas sa cheminée bien que son prix représentât presque la moitié de son salaire... Ah ! quand même... Bah... pour ce qu'elle en faisait de son salaire... Elle rêvassait dans l'autobus en se demandant qui elle pourrait bien inviter pour l'inaugurer...
Quelques jours plus tard, elle tenait son lascar :
— Vous savez, j'ai une cheminée !
— Pardon ? Ah ! Oh ! C'est vous... Bonjour mademoiselle. Triste temps, n'est-ce pas ?
— Vous l'avez dit ! Et pourquoi vous enlevez votre bonnet alors ?
— Eh bien euh... Je... Je vous saluais, n'est-ce pas ?
— Mais non voyons, remettez-le ! Vous allez attraper la crève ! Je vous cherchais justement. Je voulais vous inviter à dîner au coin du feu un de ces soirs...
— Moi ? s'étrangla-t-il.
— Oui ! Vous !
— Oh, non, mais je... euh... Pourquoi ? Vraiment c'est...
— C'est quoi ? lâcha-t-elle soudain fatiguée, alors qu'ils étaient tous les deux en train de grelotter devant leur épicerie préférée.
— C'est... euh...
— C'est pas possible ?
— Non, c'est... C'est trop d'honneur !
— Ah ! s'amusait-ellè, c'est trop d'honneur... Mais non, vous verrez, ce sera très simple. C'est d'accord alors ?
— Eh bien, oui... je... je serais ravi de partager votre table...
— Euh... Ce n'est pas vraiment une table, vous savez...
— Ah bon ?
— Plutôt un pique-nique... Un petit repas à la bonne franquette...
— Très bien, j'adore les pique-niques ! Je peux même venir avec mon plaid et mon panier, si vous voulez...
— Votre panier de quoi ?
— Mon panier de pique-nique !
— Un truc avec de la vaisselle ?
— Des assiettes en effet, des couverts, une nappe, quatre serviettes, un tire-bou...
— Oh oui, très bonne idée ! Je n'ai rien de tout cela ! Mais quand ? Ce soir ?
— Eh bien, ce soir... enfin... je... — Vous quoi ?
— C'est-à-dire que je n'ai pas prévenu mon colocataire...
— Je vois. Mais il peut venir aussi, ce n'est pas un problème.
— Lui ? s'étonna-t-il, non... pas lui. D'abord je ne sais pas si... Enfin si c'est un garçon très convenable... Je... Entendons-nous, je ne parle pas de ses mœurs, même si... enfin... je ne les partage pas, voyez-vous, non, je pense plutôt à... Oh, et puis il n'est pas là ce soir. Ni aucun autre soir d'ailleurs...
— Récapitulons, s'agaça Camille, vous ne pouvez pas venir parce que vous n'avez pas prévenu votre coloc' qui n'est jamais là de toute façon, c'est bien ça ?
Il piquait du nez et tripotait les boutons de son manteau.
— Hé, je ne vous force pas, hein ? Vous n'êtes pas obligé d'accepter, vous savez...
— C'est que...
— C'est que quoi ?
— Non, rien. Je viendrai.
— Ce soir ou demain. Parce qu'après je retravaille jusqu'à la fin de la semaine...
— D'accord, murmura-t-il, d'accord, demain... Vous... Vous serez là, n'est-ce pas ?
Elle secoua la tête.
— Mais vous êtes vraiment compliqué, vous ! Bien sûr que je serai là puisque je vous invite !
Il lui sourit gauchement.
— À demain alors ?
— À demain mademoiselle.
— Vers huit heures ?
— A vingt heures précises, je le note.
Il s'inclina et tourna les talons.
— Hé!
— Pardon ?
— Il faut prendre l'escalier de service. J'habite au septième, la porte n° 16, vous verrez, c'est la troisième sur votre gauche...
D'un mouvement du bonnet, il lui fit savoir qu'il avait entendu.
— Entrez, entrez ! Mais vous êtes magnifique !
— Oh, rougit-il, ce n'est qu'un canotier... Il appartenait à mon grand-oncle et, pour un pique-nique, j'ai pensé que...
Camille n'en croyait pas ses yeux. Le canotier n'était que la cerise sur le gâteau. Il avait glissé une canne à pommeau d'argent sous son bras, était vêtu d'un costume clair avec un nœud papillon rouge et lui tendait une énorme malle en osier.
— C'est ça, votre panier ?
— Oui, mais attendez, j'ai encore quelque chose... Il alla au fond du couloir et revint avec un bouquet
de roses.
— Comme c'est gentil...
— Vous savez, ce ne sont pas de vraies fleurs...
— Pardon ?
— Non, elles viennent d'Uruguay, je crois... J'aurais préféré de vraies roses de jardin, mais en plein hiver, c'est... c'est...
— C'est impossible.
— Voilà ! C'est impossible !
— Allons, entrez, faites comme chez vous.
Il était si grand qu'il dut s'asseoir tout de suite. Il fit un effort pour trouver ses mots mais pour une fois, ce n'était pas un problème de bégaiement, plutôt de... stupéfaction.
— C'est... C'est...
— C'est petit.
— Non, c'est, comment dirais-je... C'est coquet. Oui, c'est tout à fait coquet et... pittoresque, n'est-ce pas ?
— Très pittoresque, répéta Camille en riant. Il resta silencieux un moment.
— Vraiment ? Vous vivez là ?
— Euh, oui...
— Complètement ?
— Complètement.
— Toute l'année ?
— Toute l'année.
— C'est petit, non ?
— Je m'appelle Camille Fauque.
— Bien sûr, enchanté. Philibert Marquet de la Dur-bellière annonça-t-il en se relevant et en se cognant la tête contre le plafond.
— Tout ça ?
— Hé, oui...
— Vous avez un surnom ?
— Pas que je sache...
— Vous avez vu ma cheminée ?
— Pardon ?
— Là... Ma cheminée...
— Ah la voilà ! Très bien... ajouta-t-il en se rasseyant et en allongeant ses jambes devant les flammes en plastique, très très bien... On se croirait dans un cottage anglais, n'est-il pas ?
Camille était contente. Elle ne s'était pas trompée. C'était un drôle de coco, mais un être parfait, ce garçon-là...
— Elle est belle, non ?
— Magnifique ! Elle tire bien au moins ?
— Impeccable.
— Et pour le bois ?
— Oh, vous savez, avec la tempête... Il suffit de se baisser aujourd'hui...
— Hélas, je ne le sais que trop bien... Vous verriez les sous-bois chez mes parents... Un vrai désastre... Mais là, c'est quoi ? C'est du chêne, non ?
— Bravo !
Ils se sourirent.
— Un verre de vin, ça ira ?
— C'est parfait.
Camille fut émerveillée par le contenu de la malle. Il ne manquait rien, les assiettes étaient en porcelaine, les couverts en vermeil et les verres en cristal. Il y avait même une salière, un poivrier, un huilier, des tasses à café, à thé, des serviettes en lin brodées, un légumier, une saucière, un compotier, une boîte pour les cure-dents, un sucrier, des couverts à poisson et une chocolatière. Le tout était gravé aux armes de la famille de son hôte.
— Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli...
— Vous comprenez pourquoi je ne pouvais pas venir hier... Si vous saviez les heures que j'ai passées à la nettoyer et à tout faire briller...
— Il fallait me le dire !
— Vous pensez vraiment que si j'avais prétexté : « Pas ce soir, j'ai ma malle à rafraîchir », vous ne m'auriez pas pris pour un fou ?
Elle se garda bien du moindre commentaire.
Ils déplièrent une nappe sur le sol et Philibert Machin chose mit le couvert.
Ils s'assirent en tailleur, ravis, enjoués, comme deux gamins qui inaugureraient leur nouvelle dînette, faisant mille manières et autant d'efforts pour ne rien casser. Camille, qui ne savait pas cuisiner, était allée chez Gou-betzkoï et avait choisi un assortiment de taramas, de saumons, de poissons marinés et de confitures d'oignons. Ils remplirent consciencieusement tous les petits raviers du grand-oncle et inaugurèrent une sorte de grille-pain très ingénieux, fabriqué avec un vieux couvercle et du papier d'aluminium, pour réchauffer les blinis sur la plaque électrique. La vodka était posée dans la gouttière et il suffisait de soulever le vasistas pour se resservir. Ces allées et venues refroidissaient la pièce, certes, mais la cheminée crépitait et tirait du feu de Dieu.
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