Alors non, ça ne suffit pas. Il faudra d’autres mouvements pour me convaincre. Mais au moins, ça m’en aura donné l’idée.
2
De guerres et de colonies
Je n’ai pas fait d’études, disais-je en préambule de ces propos. Ce n’est pas tout à fait exact. Mais ma jeunesse studieuse s’est arrêtée au certificat d’études, avant lequel j’avais pris garde qu’on ne me remarque pas — effrayée des soupçons que je savais que M. Servant, l’instituteur, avait conçus depuis qu’il m’avait découverte dévorant avec avidité son journal qui ne parlait que de guerres et de colonies, lors même que je n’avais pas dix ans.
Pourquoi ? Je ne sais pas. Croyez-vous réellement que j’aurais pu ? C’est une question pour les devins d’antan. Disons que l’idée de me battre dans un monde de nantis, moi, la fille de rien, sans beauté ni piquant, sans passé ni ambition, sans entregent ni éclat, m’a fatiguée avant même que d’essayer. Je ne désirais qu’une chose : qu’on me laisse en paix, sans trop exiger de moi, et que je puisse disposer, quelques instants par jour, de la licence d’assouvir ma faim.
A qui ne connaît pas l’appétit, la première morsure de la faim est à la fois une souffrance et une illumination. J’étais une enfant apathique et quasiment infirme, le dos voûté jusqu’à ressembler à une bosse, et qui ne se maintenait dans l’existence que de la méconnaissance qu’il pût exister une autre voie. L’absence de goût chez moi confinait au néant ; rien ne me parlait, rien ne m’éveillait et, fétu débile ballotté au gré d’énigmatiques vagues, j’ignorais même jusqu’au désir d’en finir.
Chez nous, on ne causait guère. Les enfants hurlaient et les adultes vaquaient à leurs tâches comme ils l’auraient fait dans la solitude. Nous mangions à notre faim, quoique frugalement, nous n’étions pas maltraités et nos vêtements de pauvres étaient propres et solidement rafistolés de telle sorte que si nous pouvions en avoir honte, nous ne souffrions pas du froid. Mais nous ne nous parlions pas.
La révélation eut lieu lorsque à cinq ans, me rendant à l’école pour la première fois, j’eus la surprise et l’effroi d’entendre une voix qui s’adressait à moi et disait mon prénom.
— Renée ? interrogeait la voix tandis que je sentais une main amie qui se posait sur la mienne.
C’était dans le couloir où, pour le premier jour d’école et parce qu’il pleuvait, on avait entassé les enfants.
— Renée ? modulait toujours la voix qui venait d’en haut et la main amicale ne cessait d’exercer sur mon bras — incompréhensible langage — de légères et tendres pressions.
Je levai la tête, en un mouvement insolite qui me donna presque le vertige, et croisai un regard.
Renée. Il s’agissait de moi. Pour la première fois, quelqu’un s’adressait à moi en disant mon prénom. Là où mes parents usaient du geste ou du grondement, une femme, dont je considérais à présent les yeux clairs et la bouche souriante, se frayait un chemin vers mon cœur et, prononçant mon nom, entrait avec moi dans une proximité dont je n’avais pas idée jusqu’alors. Je regardai autour de moi un monde qui, subitement, s’était paré de couleurs. En un éclair douloureux, je perçus la pluie qui tombait au-dehors, les fenêtres lavées d’eau, l’odeur des vêtements mouillés, l’étroitesse du couloir, mince boyau où vibrait l’assemblée des enfants, la patine des portemanteaux aux boutons de cuivre où s’entassaient des pèlerines de mauvais drap — et la hauteur des plafonds, à la mesure du ciel pour un regard d’enfant.
Alors, mes mornes yeux rivés aux siens, je m’agrippai à la femme qui venait de me faire naître.
— Renée, reprit la voix, veux-tu enlever ton suroît ?
Et, me tenant fermement pour que je ne tombe pas, elle me dévêtit avec la rapidité des longues expériences.
On croit à tort que l’éveil de la conscience coïncide avec l’heure de notre première naissance, peut-être parce que nous ne savons pas imaginer d’autre état vivant que celui-là. Il nous semble que nous avons toujours vu et senti et, forts de cette croyance, nous identifions dans la venue au monde l’instant décisif où naît la conscience. Que, pendant cinq années, une petite fille prénommée Renée, mécanisme perceptif opérationnel doué de vision, d’audition, d’olfaction, de goût et de tact, ait pu vivre dans la parfaite inconscience d’elle-même et de l’univers, est un démenti à cette théorie hâtive. Car pour que la conscience advienne, il faut un nom.
Or, par un concours de circonstances malheureux, il apparaît que nul n’avait songé à me donner le mien.
— Voilà de bien jolis yeux, me dit encore l’institutrice et j’eus l’intuition qu’elle ne mentait pas, que mes yeux à cet instant brillaient de toute cette beauté et, reflétant le miracle de ma naissance, scintillaient comme mille feux.
Je me mis à trembler et cherchai dans les siens la complicité qu’engendre toute joie partagée.
Dans son regard doux et bienveillant, je ne lus que de la compassion.
À l’heure où je naissais enfin, on me prenait seulement en pitié.
J’étais possédée.
Puisque ma faim ne pouvait être apaisée dans le jeu d’interactions sociales que ma condition rendait inconcevables — et je compris cela plus tard, cette compassion dans les yeux de ma sauveuse, car vit-on jamais une pauvresse percer l’ivresse du langage et s’y exercer avec d’autres ? —, elle le serait dans les livres. Pour la première fois, j’en touchai un. J’avais vu les grands de la classe y regarder d’invisibles traces, comme mus par la même force et, s’enfonçant dans le silence, puiser dans le papier mort quelque chose qui semblait vivant.
J’appris à lire à l’insu de tous. La maîtresse ânonnait encore leurs lettres aux autres enfants que je savais depuis longtemps la solidarité qui tisse les signes écrits, leurs combinaisons infinies et les sons merveilleux qui m’avaient adoubée en ces lieux, le premier jour, lorsqu’elle avait dit mon prénom. Personne ne sut. Je lus comme une forcenée, en cachette d’abord, puis, lorsque le temps normal de l’apprentissage me parut dépassé, au vu et su de tous mais en prenant soin de dissimuler le plaisir et l’intérêt que j’en retirais.
L’enfant débile était devenue une âme affamée.
À douze ans, je quittai l’école et travaillai à la maison et aux champs aux côtés de mes parents et de mes frères et sœurs. À dix-sept, je me mariai.
Dans l’imaginaire collectif, le couple de concierges, duo fusionnel composé d’entités tellement insignifiantes que seule leur union les révèle, possède presque à coup sûr un caniche. Comme chacun sait, les caniches sont des genres de chiens frisés détenus par des retraités poujadistes, des dames très seules qui font un report d’affection ou des concierges d’immeuble tapis dans leurs loges obscures. Ils peuvent être noirs ou abricot. Les abricots sont plus teigneux que les noirs, qui sentent moins bon. Tous les caniches aboient hargneusement à la moindre occasion mais spécialement quand il ne se passe rien. Ils suivent leur maître en trottinant sur quatre pattes figées sans bouger le reste de leur petit tronc de saucisse. Surtout, ils ont des petits yeux noirs et fielleux, enfoncés dans des orbites insignifiantes. Les caniches sont laids et bêtes, soumis et vantards. Ce sont les caniches.
Aussi le couple de concierges, métaphorisé par son chien totémique, semble-t-il privé de ces passions que sont l’amour et le désir et, comme le totem lui-même, voué à demeurer laid, bête, soumis et vantard. Si dans certains romans, des princes s’éprennent d’ouvrières ou des princesses de galériens, il ne se produit jamais, entre un concierge et un autre concierge, même de sexe opposé, de romances comme il en arrive aux autres et qui mériteraient d’être contées quelque part.
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