Puis je remets mentalement le sort de mon chat entre les mains d’Olympe Saint-Nice, avec le profond soulagement né de la certitude qu’elle s’occupera bien de lui.
Désormais, je peux affronter les autres.
Manuela.
Manuela mon amie.
Au seuil de la mort, je te tutoie enfin.
Te souvient-il de ces tasses de thé dans la soie de l’amitié ? Dix ans de thé et de vouvoiement et, au bout du compte, une chaleur dans ma poitrine et cette reconnaissance éperdue envers je ne sais qui ou quoi, la vie, peut-être, d’avoir eu la grâce d’être ton amie. Sais-tu que c’est auprès de toi que j’ai eu mes plus belles pensées ? Faut-il que je meure pour en avoir enfin conscience... Toutes ces heures de thé, ces longues plages de raffinement, cette grande dame nue, sans parures ni palais, sans lesquelles, Manuela, je n’aurais été qu’une concierge, tandis que par contagion, parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié... Aurais-je pu si aisément transformer ma soif d’indigente en plaisir de l’Art et m’éprendre de porcelaine bleue, de frondaisons bruissantes, de camélias alanguis et de tous ces joyaux éternels dans le siècle, de toutes ces perles précieuses dans le mouvement incessant du fleuve, si tu n’avais, semaine après semaine, sacrifié avec moi, en m’offrant ton cœur, au rituel sacré du thé ?
Comme tu me manques déjà... Ce matin, je comprends ce que mourir veut dire : à l’heure de disparaître, ce sont les autres qui meurent pour nous car je suis là, couchée sur le pavé un peu froid et je me moque de trépasser ; cela n’a pas plus de sens ce matin qu’hier. Mais je ne reverrai plus ceux que j’aime et si mourir c’est cela, c’est bien la tragédie que l’on dit.
Manuela, ma sœur, que le destin ne veuille pas que j’aie été pour toi ce que tu fus pour moi : un garde-fou du malheur, un rempart contre la trivialité. Continue et vis, en pensant à moi avec joie.
Mais, en mon cœur, ne plus jamais te revoir est une torture infinie.
Et te voilà, Lucien, sur une photographie jaunie, en médaillon devant les yeux de ma mémoire. Tu souris, tu sifflotes. L’as-tu aussi ressenti ainsi, ma mort et non la tienne, la fin de nos regards bien avant la terreur de t’enfoncer dans le noir ? Que reste-t-il d’une vie, au juste, quand ceux qui l’ont vécue ensemble sont désormais morts depuis si longtemps ? J’éprouve aujourd’hui un curieux sentiment, celui de te trahir ; mourir, c’est comme te tuer vraiment. Il ne suffit donc pas à l’épreuve que nous sentions les autres s’éloigner ; il faut encore mettre à mort ceux qui ne subsistent plus que par nous. Et pourtant, tu souris, tu sifflotes et soudain, moi aussi je souris. Lucien... Je t’ai bien aimé, va, et pour cela, peut-être, je mérite le repos. Nous dormirons en paix dans le petit cimetière de notre pays. Au loin, on entend la rivière. On y pêche l’alose et aussi le goujon. Des enfants viennent jouer là, en criant à tue-tête. Le soir, au soleil couchant, on entend l’angélus.
Et vous, Kakuro, cher Kakuro, qui m’avez fait croire à la possibilité d’un camélia... Ce n’est que fugitivement que je pense à vous aujourd’hui ; quelques semaines ne donnent pas la clef ; je ne vous connais guère au-delà de ce que vous fûtes pour moi : un bienfaiteur céleste, un baume miraculeux contre les certitudes du destin. Pouvait-il en être autrement ? Qui sait... Je ne peux m’empêcher d’avoir le cœur serré de cette incertitude. Et si ? Et si vous m’aviez encore fait rire et parler et pleurer, en lavant toutes ces années de la souillure de la faute et en rendant à Lisette, dans la complicité d’un improbable amour, son honneur perdu ? Quelle pitié... Vous vous perdez à présent dans la nuit et, à l’heure de ne plus jamais vous revoir, il me faut renoncer à connaître jamais la réponse du sort...
Est-ce cela, mourir ? Est-ce si misérable ? Et combien de temps encore ?
Une éternité, si je ne sais toujours pas.
Paloma, ma fille
C’est vers toi que je me tourne. Toi, la dernière.
Paloma, ma fille
Je n’ai pas eu d’enfants, parce que cela ne s’est pas fait. En ai-je souffert ? Non. Mais si j’avais eu une fille, c’aurait été toi. Et, de toutes mes forces, je lance une supplique pour que ta vie soit à la hauteur de ce que tu promets.
Et puis c’est l’illumination.
Une vraie illumination : je vois ton beau visage grave et pur, tes lunettes à montures roses et cette manière que tu as de triturer le bas de ton gilet, de regarder droit dans les yeux et de caresser le chat comme s’il pouvait parler. Et je me mets à pleurer. À pleurer de joie à l’intérieur de moi. Que voient les badauds penchés sur mon corps brisé ? Je ne sais pas.
Mais au-dedans, un soleil.
Comment décide-t-on de la valeur d’une vie ? Ce qui importe, m’a dit Paloma un jour, ce n’est pas de mourir, c’est ce qu’on fait au moment où on meurt. Que faisais-je au moment de mourir ? je me demande avec une réponse déjà prête dans la chaleur de mon cœur.
Que faisais je ?
J’avais rencontré l’autre et j’étais prête à aimer.
Après cinquante-quatre ans de désert affectif et moral, à peine émaillé de la tendresse d’un Lucien qui n’était guère de moi-même que l’ombre résignée, après cinquante-quatre ans de clandestinité et de triomphes muets dans l’intérieur capitonné d’un esprit esseulé, après cinquante-quatre ans de haine pour un monde et une caste dont j’avais fait les exutoires de mes futiles frustrations, après ces cinquante-quatre années de rien à ne rencontrer personne ni à être jamais avec l’autre :
Manuela, toujours.
Mais aussi Kakuro.
Et Paloma, mon âme sœur.
Mes camélias.
Je prendrais bien avec vous une dernière tasse de thé.
Alors, un cocker jovial, oreilles et langue pendantes, traverse mon champ de vision. C’est idiot... mais cela me donne encore envie de rire. Adieu, Neptune. Tu es un nigaud de chien mais il faut croire que la mort nous fait perdre un peu les pédales ; c’est peut-être à toi que je penserai en dernier. Et si cela a un sens, il m’échappe complètement.
Ah non. Tiens.
Une dernière image
Comme c’est curieux... Je ne vois plus de visages...
C’est bientôt l’été. Il est sept heures. À l’église du village, les cloches sonnent. Je revois mon père le dos courbé, les bras à l’effort, qui retourne la terre de juin. Le soleil décline. Mon père se redresse, essuie son front au revers de sa manche, s’en revient vers le foyer.
Fin du labeur.
Il est bientôt neuf heures.
Dans la paix, je meurs.
Que faire
Face à jamais
Sinon chercher
Toujours
Dans quelques notes dérobées ?
Ce matin, Mme Michel est morte. Elle a été renversée par une camionnette de pressing, près de la rue du Bac. Je n’arrive pas à croire que je suis en train d’écrire ces mots.
C’est Kakuro qui m’a appris la nouvelle. Apparemment, Paul, son secrétaire, remontait la rue à ce moment-là. Il a vu l’accident de loin mais quand il est arrivé, c’était trop tard. Elle a voulu porter secours au clochard, Gégène, qui est au coin de la rue du Bac et qui était rond comme une barrique. Elle a couru après lui mais elle n’a pas vu la camionnette. Il paraît qu’il a fallu emmener la conductrice à l’hôpital, elle était en pleine crise de nerfs.
Kakuro est venu sonner chez nous vers onze heures. Il a demandé à me voir et là, il m’a pris la main et il m’a dit : « Il n’y a aucun moyen de t’éviter cette souffrance, Paloma, alors je te le dis comme c’est arrivé : Renée a eu un accident tout à l’heure, vers neuf heures. Un très grave accident. Elle est morte. » Il pleurait. Il m’a serré la main très fort. « Mon Dieu, mais qui est Renée ? » a demandé maman, effrayée.
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