Je crie: «Arrête de faire le con. J'en ai marre.»
Je suis repartie dans mes sanglots. Je me laisserais bien couler mais ça ne changerait rien. Je suis maudite.
Il défait son pantalon, il défait son blouson. Je sens mon visage tordu par une affreuse grimace. Je couine.
Et au moment où il va se mettre à plonger, je murmure: «Ne fais pas ça. Je t'en supplie Nathan, ne fais pas ça.»
Alors il s'arrête, comme s'il m'avait entendue. Il hésite. Je sens son regard posé sur moi. Je fais «Beu, beuuu», comme si j'étais un veau perdu dans un pré. Il hésite. Je murmure: «Ne fais pas ça, Nathan. Ne recommence pas .»
Je me suis réveillé tard, après les événements de la veille. Le corps endolori et la tête pleine d'images repoussantes. Paula était déjà levée, je l'entendais dans la cuisine, ou plutôt, j'entendais la bouilloire siffler. Je me suis levé, mais elle l'avait oubliée sur le feu que j'ai aussitôt éteint avant de me diriger vers la salle de bains. Où elle prenait un bain. Sauf que la baignoire était vide.
Elle a ouvert les yeux au moment où je posais le pied dans le bac à douche.
«Je te remercie pour le jus d'orange», m'a-t-elle fait d'une voix pâteuse.
J'ai ouvert le robinet d'eau froide et j'ai pris ma douche. J'avais le corps couvert d'ecchymoses. Ouille, ouille. Putain. Je me suis servi d'un savon à cinquante euros pour me frictionner et d'un shampoing que l'on ne trouve que dans les magasins de beauté, au rayon pur luxe. J'avais dû rajouter une longue étagère, rien que pour ses produits, et lui attribuer le petit meuble à roulettes. Je l'avais fait sans discutailler, sans ciller une seule minute. Je n'avais pas à la juger.
En sortant, je me suis enroulé dans une superbe serviette-éponge, rouge cramoisi – les siennes étaient blanches, d'un blanc éclatant. Je me suis inspecté dans la glace.
«Excuse-moi d'avoir tout bu, j'ai déclaré. Mais tu vas comprendre: Marie-Jo est entre la vie et la mort.»
Elle a mollement agité un bras par-dessus le rebord:
«Oh merde, elle a soupiré. Oh non. Merde. Oh là là.
– Je sais que ce n'est pas une excuse, mais j'étais dans un état second, hier soir. Comme tu peux l'imaginer. Je sais que tu me l'as demandé, mais ça m'est sorti de la tête. J'avais besoin de jus d'orange. Tu sais, j'en aurais bu des litres. Mais dis-moi, Paula, tu ne travailles donc pas, aujourd'hui?»
Elle n'en savait trop rien. Je suis allé faire ma gymnastique dans le salon, devant la fenêtre ouverte. En me penchant, j'ai pu jeter un œil dans la chambre de Marc et je l'ai vu qui était en train de baiser avec Eve. Alors qu'il n'était pas loin de midi. Et on dira que j'ai tort de m'inquiéter pour lui. Quand on voit comme le temps passe vite. Quand on voit comme la jeunesse est courte. Je le lui répète sans arrêt. Je lui dis: «Okay, c'est ta patronne, je suis au courant, mais est-ce que c'est pas un peu cher payé? Est-ce que c'est pas trop, dis-moi? Est-ce que des fois, tu n'aurais pas un problème? Parce que moi, je crois que tu en as un. Je rigole pas. Je crois que tu as un sérieux problème, figure-toi.»
Sa réponse était que j'en avais un également, si bien que la discussion s'arrêtait là, en général. C'était une chance que nos parents ne soient plus en vie car ce qu'ils auraient vu les aurait désolés et je n'aurais pas été fier, en tant qu'aîné. De voir où en étaient leurs deux garçons, ils ne m'auraient pas fait leurs compliments.
J'ai lancé une pomme de pin contre son carreau.
«Excuse-moi de te déranger, vieux, mais c'était pour te dire: Marie-Jo est entre la vie et la mort. Et tu sais, elle t'aimait bien malgré tout. Tu l'as souvent mal jugée.»
Eve et moi avons échangé un signe de la main tandis que Marc baissait la tête.
«Ne dis pas qu'on est bien débarrassés, j'ai ajouté. Essaye de trouver autre chose.»
J'ai rejoint Paula dans la cuisine. Elle essayait de me beurrer des toasts noircis comme du charbon. Mais je n'avais pas faim. Je suis allé reprendre une douche. Quand je suis revenu, elle était perchée sur une chaise, les genoux serrés entre ses bras.
Je lui ai raconté ma journée d'hier, la manif suivie de l'épisode Marie-Jo, car elle trouvait que je ne m'occupais pas beaucoup d'elle depuis que j'étais debout.
«J'essaye de reprendre mon souffle, lui ai-je expliqué. Ça n'a rien à voir avec toi. Tu vois, j'essaye simplement de reprendre mon souffle.
– Tu ne m'aimes pas.
– Mais bien sûr, que je t'aime. La question n'est pas là.
– Alors pourquoi on baise pas?»
J'ai posé mes mains sur ses épaules.
«Ça te tracasse à ce point-là, n'est-ce pas? Regarde-moi. Je vais te dire quelque chose. Regarde-moi. Il se pourrait bien, écoute-moi, ouvre bien tes oreilles, Paula, il se pourrait bien qu'on baise très bientôt, toi et moi.
– Quand ça?
– Je n'en sais rien. Je ne peux pas te donner une date précise. Mais très bientôt , ça ne veut pas dire dans six mois.»
Elle m'avait préparé un café presque transparent qui avait tiédi. Je l'ai bu quand même en gardant une épaule de Paula sous une main afin de la pétrir pour lui expliquer qu'elle devait garder espoir.
«Je suis à la veille d'un grand bouleversement personnel, ai-je poursuivi en regardant par la fenêtre et en respirant le jasmin qui venait d'elle. Je dirais une question de jours, au pire quelques semaines. Je ne sais pas trop. Rome n'a pas été bâtie en un jour.»
Je ne lui mentais pas. Les événements se précipitaient brusquement. À présent, je sentais que j'étais transporté, je sentais qu'un formidable courant m'entraînait, je sentais que j'avais perdu le contrôle. Enfin. Après toutes ces terribles interrogations. La vache. Mais quand j'allais sortir de ce puissant maelström, de ce siphon aveuglant, j'allais enfin apercevoir la lumière. J'allais m'engager sur une route, avec l'une ou l'autre, et je ne m'en écarterais plus. Mes yeux allaient s'ouvrir. Tout allait enfin me sembler si simple. Une vie normale, quoi. Je n'éliminais même pas Marie-Jo. Elle était pourtant dans le coma – - ils n'avaient pas voulu m'en dire plus – mais je ne l'éliminais pas. Si tel était mon destin.
J'écoutais la radio dans ma voiture, les tubes de l'été, et j'acceptais par avance la solution que le destin me choisirait. Que ce soit l'une ou l'autre, ou une parfaite inconnue, mais une bonne fois pour toutes. C'était tout ce que je demandais. Je n'attendais qu'un signe. Et comme je le déclarais il y a une heure encore à Paula, tout me portait à croire que c'était pour très bientôt.
Ne pas la baiser devenait de plus en plus difficile à mesure que nous partagions le même lit. Je me réveillais parfois collé contre elle, prêt à commettre une erreur de plus. Parfois, ma résolution vacillait. Ou alors quand elle s'allongeait la tête sur mes genoux et que nous écoutions de la musique, car la plupart du temps, elle ne portait pas de culotte, ou des culottes d'enfer. Ou alors quand elle était dans les vapes et qu'il m'aurait suffi d'un coup de folie pour tirer un coup ni vu ni connu. Elle était comme l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Il fallait faire vite. Il fallait piquer un sprint à travers les sous-bois aux épines acérées, il fallait presque se laisser pousser des ailes, mais j'avais confiance.
« The readiness is all , comme disait Shakespeare. Et j'en connaissais une autre: « Ne permets pas aux événements de ta vie quotidienne de t'enchaîner. Mais ne te soustrais jamais à eux .» J'en avais encore quelques-unes dans cet esprit, mais Chris m'a appelé. Ma chère femme.
Elle était dans tous ses états.
«Wolf a disparu, m'a-t-elle annoncé d'une voix étranglée.
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