«Je vais retrouver tous ces gars que tu as interrogés, j'ai déclaré à Franck. Et je sais comment ton esprit fonctionne. Tu paries que je le fais?
– Tu veux qu'on devienne la risée de tout l'établissement? C'est ce que tu veux? Sur mon lieu de travail? Marie-Jo?
– C'est à toi de décider. Pèse le pour et le contre. À toi de voir. À toi de décider.
– Dans ce cas, nous allons devoir payer pour ton entêtement. Dans ce cas, il ne faudra pas nous plaindre. Tu ne diras pas que je ne t'avais pas prévenue.
– Qui va nous faire payer quoi? De quoi tu parles? De ta carrière?
– Tu aimerais que j'arrive dans ton bureau et que je me mette à poser des questions à tort et à travers? Ça te ferait plaisir?»
J'allais lui répondre que je ne pouvais rien dire tant qu'il n'avait pas essayé quand je me suis aperçue que Nathan avait porté son attention sur trois filles qui parlementaient à quelques tables de nous. Je lui ai demandé si on le dérangeait.
Il a secoué la tête:
«Ils ne parlent que de ça, en ce moment.
– Pourquoi en ce moment ? j'ai feint de m'étonner. Ils ne parlent que de ça depuis la nuit des temps. C'est de leur âge, tu ne crois pas? Ce n'est pas une raison pour les espionner.
– Elles sont en train de se demander si elles vont participer à cette fameuse manif. Le petit ami de la blonde aurait perdu une oreille à Gênes en 2001, alors ça les refroidit.
– Je ne sais pas si je pourrais sortir avec un type qui n'a qu'une oreille. Ça doit être très vilain.
– Je m'inquiète pour Chris, tu le sais. Franck est au courant? Franck, tu es au courant pour Chris? Elle vit avec un agitateur. Le type est couturé de cicatrices. Il est du genre à haranguer les foules, si tu vois ce que je veux dire. Ou à grimper au sommet des immeubles.
– Je dis depuis le début que Fukuyama s'est fourré le doigt dans l'œil. L'Histoire n'est pas finie, elle est en train de péter dans tous les sens. On assiste à une lutte entre la démocratie et le pouvoir économique. C'est pourtant simple.
– Franck. J'ai eu l'occasion de voir le nouvel équipement des troupes antiémeute. Je ne te parle pas d'autre chose. Je suis inquiet pour Chris. Il va lui fixer du carton autour des bras, lui mettre un bonnet sur la tête, et pour lui, le tour sera joué. J'en suis malade. Je prie pour qu'elle se casse une jambe avant le jour J. Sincèrement.
– Arrête, j'ai dit. Arrête. Tu vas nous arracher des larmes.»
«Je ne sais pas si je t'arrache des larmes, mais en tout cas, Chris ne t'a jamais rien fait. Rien qui puisse te pousser à lui souhaiter du mal. Je n'ai pas raison, Franck?
– Est-ce qu'on a envie d'un monde où tout ne serait que divertissement et consommation? Alors que la plus grande partie de l'humanité ne connaît que misère, famine, maladie et guerre. Toute la question est là.
– Peut-être. Mais il n'empêche que Chris et le combat de rue, ça fait deux. Tu sais que maintenant, elle s'enchaîne aux grilles? Franck, tu la vois? Tu crois que je n'ai pas de quoi m'inquié-ter?
– Quand tu auras fini de prendre Franck à témoin. Et ne dis pas que Chris ne m'a jamais rien fait. Tu n'en sais rien. Tu ne sais pas ce qui se passe entre deux femmes et tu n'as pas besoin de le savoir. Mais quoi qu'il en soit, je ne lui souhaite aucun mal. Alors ne me sors pas ce genre de connerie, s'il te plaît. Alors que j'essaye tout simplement de te faire remarquer que Chris et toi ne vivez plus ensemble et qu'elle en a choisi un autre pour s'occuper d'elle. Est-ce que je me trompe? Je ne suis pas sûre que ce soit bien clair dans ton esprit.
– Ça l'est suffisamment. Mais je ne vois pas ce que ça change.
– Tu ne vois pas ce que ça change. Tu entends ça, Franck? Nathan ne voit pas la différence. Tu peux lui expliquer?»
Il y avait un parallèle amusant dans cette affaire: j'avais passé mon temps à expliquer à Chris que Marie-Jo était une fille épatante et maintenant, je passais mon temps à répéter à Marie-Jo que Chris l'était également, épatante. Or, ni l'une ni l'autre ne semblaient vouloir entendre ce que j'avais à dire. Que je les trouvais épatantes toutes les deux.
Paula, c'était différent. Le soir même, en franchissant ma porte, j'ai failli avoir un étourdisse-ment:
«Mais c'est quoi, Paula? j'ai fait entre mes dents. Dis-moi, Paula, c'est quoi ces putains de chaises, tu veux me le dire?
– Elles te plaisent pas?»
Je suis resté sans voix. J'ai senti qu'un nœud se formait dans mon estomac.
Je venais de quitter Vincent Bolti avec lequel j'avais vidé quelques verres dans un bar assez bruyant, du côté des quais. J'aspirais au calme. Nous avions ressassé de vieux souvenirs que j'avais pris soin de noter dans mon carnet tandis que la nuit tombait, tandis que le bar se remplissait d'une faune hétéroclite – difficile de savoir s'il s'agissait d'un débit de boissons ou du rendez-vous de tous les zombies du quartier – et tandis que je tâtais l'étoffe du costume de Vincent en lui déclarant que certains ne s'embêtaient pas et menaient la grande vie.
Il en convenait. Ce boulot de garde du corps que lui avait confié Annie Oublanski, il en était satisfait. Il était élégant, athlétique, impeccablement rasé, il portait des souliers vernis et sa coupe de cheveux, militaire, trois millimètres de poil noir de jais, au reflet presque bleuté, lui donnait un air inquiétant. Nous avons ri. Nous avons bien ri quand je lui ai rappelé quelle petite frappe il était à l'époque. Ses cheveux longs et sales. Ses jeans troués. Son teint blême. Son air malsain. Ce petit voyou de mes deux. Nous avons ri de bon cœur. Car figurez-vous que Vincent Bolti était le premier type que j'avais arrêté. Oui, ma première arrestation. La seule qui compte vraiment, dans la vie d'un flic. Un vrai bonheur. D'autant que ce salaud m'avait donné du fil à retordre. Il se souvenait très bien de notre course effrénée sur les toits, de nos bonds acrobatiques au-dessus de ruelles sombres, de mes sommations essoufflées alors qu'il était planqué derrière une cheminée fumante (nous traversions un hiver précoce) et commençait à me canarder.
Nous avons trinqué. Je lui avais mis une balle dans le mollet. Il m'a montré la cicatrice. Il m'avait cassé le petit doigt. À ce moment-là, Chris m'attendait dans le salon quand je rentrais tard et elle m'aidait à me déshabiller, elle embrassait mon front et mes épaules, elle me serrait dans ses bras. En me voyant arriver, elle m'avait examiné des pieds à la tête et son visage s'était illuminé: «Toi, m'avait-elle déclaré en m'attrapant tendrement par le col, toi mon petit mari, tu viens d'en attraper un, je le vois tout de suite.» J'étais fier comme un coq. Francis Fenwick, mon chef, me promettait que j'irais loin.
«Tu ne prévois pas un avancement? m'a demandé Vincent en claquant des doigts pour que l'on remplisse nos verres.
– Je ne prévois rien du tout.
– Tu as besoin d'argent?
– Non, je te remercie. Je pensais acheter des chaises, mais je vais attendre.»
Il gagnait très très bien sa vie. Paul Brennen était très généreux et réglait les heures supplémentaires de la main à la main, ce qui rendait Annie folle de rage. Vincent pensait qu'il se faisait en moyenne dans les six mille cinq cents euros par mois, somme dont il ne déclarait qu'une part dérisoire. J'ai admis que c'était quelque chose.
«J'ai mis trois ans avant de pouvoir m'offrir un séjour dans un club de vacances, j'ai soupiré. Voilà où nous en sommes.»
Il tenait absolument à me dépanner, mais je mange rarement de ce pain-là. D'autant que cet argent, me disais-je, cet argent-là pouvait très bien être couvert du sang de Jennifer Brennen. Je voyais très bien Vincent Bolti, sous ses airs de jeune cadre sportif, descendre sans sourciller la fille de son patron.
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