Sans réfléchir, j'ai glissé une main sous sa jupe et j'ai attrapé sa chatte. Calmement.
«Nathan, voyons, a-t-elle fait sur un ton amusé. Qu'est-ce que tu fabriques?
– Pourquoi pas?
– Parce que c'est comme ça.
– Tu en es sûre?
– Absolument sûre.»
J'ai retiré ma main.
«Excuse-moi. Je ne voyais pas où était le mal.
– Écoute. Tu sais bien que ce n'est pas aussi simple. Nathan, tu le sais très bien.»
La cuisine donnait sur un balcon de deux mètres carrés où nous avions un jour casé une table en plastique et deux chaises. Nous nous y sommes installés pour boire un jus multi-vitaminé que j'ai sorti du frigo pour nous rafraîchir. La nuit était douce et tranquille, à peine ridée par le vol en cercles d'un hélicoptère qui balayait le quartier de ses instruments à infrarouge.
«Tu ne te mets pas à ma place, ai-je déclaré. Je ne te reproche rien, mais tu ne te mets pas à ma place.
– Je pense que tu n'es pas encore tombé sur la bonne personne. Mais ça viendra.
– Je n'en suis pas aussi sûr que toi. Malheureusement. Permets-moi d'en douter. Chris, j'en croise tous les jours des quantités, j'en croise de toutes les sortes, mais aucune ne me fait cet effet-là. Tu es la seule. Va y comprendre quelque chose.
– Écoute, j'imagine que ce n'est pas drôle, mais qu'est-ce qu'on y peut?
– Je sais qu'on n'y peut rien. J'en suis bien conscient.
– Et si je m'habillais autrement? Si je mettais des pantalons quand on se voit?
– Ça ne marchera pas. Je te remercie, tu es gentille, mais ce serait peine perdue. C'est inutile. Non, tu vois, j'ai pratiquement perdu tout espoir. Tu enfilerais un sac de pommes de terre, ce serait du pareil au même. Tu sais, je regardais tes cuisses, tout à l'heure, et je sentais que mon cerveau s'engourdissait. Est-ce que tu saisis?
– Excuse-moi. C'est ma faute. J'ai déconné.
– Non, ce n'est pas ta faute. C'est comme ça. Aucune autre femme ne m'attire. En tout cas, rien de comparable avec toi. Oh, je sais. Bien sûr. Je sais ce que tu vas me dire. Bien sûr. Qu'il n'y a pas que ça dans la vie. Eh bien, détrompe-toi.
– Je sais que nous nous entendions bien. Je n'ai jamais dit le contraire.
– Nous nous entendions bien ? Je ne prenais même pas la peine de me retirer. Tu as oublié? Nous ne reprenions même pas notre souffle. Nous recommencions aussitôt.
– Je n'ai rien oublié du tout.
– Nous changions les draps deux fois par jour.
– Je le sais très bien
– Alors ne dis pas que nous nous entendions bien. Trouve autre chose. Il n'y a que toi et moi, sur ce balcon.
– Nathan. Écoute-moi. Il n'y a pas que toi et moi sur ce balcon.
– Hein?
– Tu as très bien compris.»
Elle s'appelle Paula Cortes-Acari. Paula Consuelo Cortes-Acari. Elle a vingt-huit ans. Elle fait des photos de mode. On voit son cul dans tous les endroits branchés.
Il y a six mois, elle vivait encore chez sa sœur, Lisa-Laure Cortes-Acari. Qui l'a virée. Parce que la Paula en question faisait chier tout le monde. Maintenant elle me fait chier, moi.
Je sais à peu près tout sur elle, sur cette paumée. Ça ne m'a pas pris cinq minutes.
Je voulais savoir pourquoi elle nous suivait. Alors je l'ai suivie. Un matin.
Nathan et moi étions garés devant le commissariat central et nous prenions notre petit déjeuner en écoutant la radio – pas celle de la police, mais une nouvelle station assez loufoque qui donnait des conseils d'un authentique mauvais goût, du genre Comment construire un abri anti-atomique en six jours ou Comment personnaliser son masque à gaz .
En levant le nez, j'ai vu cette fille. Pour la troisième fois. Alors je me suis décidée. J'ai regardé Nathan en grimaçant, une main sur le ventre, et je lui ai fait le coup des règles douloureuses. Je lui ai dit que je prenais ma matinée.
Je suis sortie de la voiture, pliée en deux, faisant signe à Nathan que tout allait bien, qu'il pouvait filer, tout en restant à l'abri des regards de la fille.
Ces filles-là, vous savez ce qu'elles font de leurs journées? Elles traînent. Elles se baladent et entrent dans les boutiques, dans n'importe quelle boutique, et parfois elles essayent des chaussures ou des fringues ou des lunettes de soleil aux verres très sombres. Elles traînent, quoi. Elles s'emmerdent. Elles attendent le soir. Je l'ai prise en photo pendant qu'elle examinait la vitrine d'un antiquaire, puis ici et là. Je suis la Femme Invisible.
Vers midi, faute de taxi, elle a pris le bus. La pauvre. Une extraterrestre. Et nous voilà parties à travers la ville, nous éloignant du centre, franchissant le fleuve couleur café au lait mousseux, assises dos à dos dans un engin entièrement décoré de graffitis et de déclarations obscènes qui bondissait dans la lumière souriante de la mi-juin et nous emportait vers une destination inconnue. Du moins, en ce qui me concernait. Nous filions vers l'ouest, vers les quartiers populaires.
Comme nous passions au-dessus du périphérique et en dessous d'une voie express qui entamait sa descente vers un tunnel situé en sens inverse, le tout produisant d'aériennes et complexes figures de béton armé, elle s'est levée et je me suis dit tiens, quelle drôle de coïncidence.
Et deux minutes plus tard, comme je la suivais sur le trottoir d'en face, je me suis dit mais qu'est-ce que ça signifie?
La voiture de Marc était garée dans l'allée. Un instant, je suis restée au milieu de la rue en me grattant la tête. Qu'est-ce que c'était que cette histoire?
Je suis revenue lentement sur mes pas. Légèrement sonnée. Je suis entrée dans un bar pour manger un sandwich pendant qu'on développait mes photos mais cette fille m'avait presque coupé l'appétit. J'avais l'esprit si occupé que chaque bouchée menaçait de se coincer dans ma gorge. Je disposais d'un tas d'éléments que je n'arrivais pas à agencer, qui m'échappaient des mains à mesure que je les saisissais, qui refusaient de se laisser arrimer l'un à l'autre, qui se chevauchaient dans la confusion la plus totale.
J'ai fini par appeler Nathan avant de m'énerver, avant d'y retourner pour secouer cette fille un bon coup et lui faire dire ce qu'elle foutait au juste.
On s'est retrouvés dans la voiture. Il voulait que je conduise, mais je lui ai dit non. Au premier feu rouge, j'ai brandi la photo de la fille sous son nez:
«Tu la connais?»
Il avait intérêt à faire très attention. S'il s'avisait de me mentir, j'allais m'en apercevoir à la seconde. Je suis une femme. Un éclair de trouble, l'ombre d'une hésitation, le moindre courant d'air et son affaire était entendue, je le coinçais, ce salaud.
Mais il s'en est superbement tiré. Il a déclaré aussitôt:
«Bien sûr que je la connais.»
Il s'en est d'autant bien tiré qu'il a enchaîné, me coupant le souffle:
«C'est Paula, une copine de Marc. Bien sûr que je la connais.»
J'ai tourné la tête de l'autre côté. Je m'en voulais sérieusement. Je m'en voulais très sérieusement d'être toujours soupçonneuse, toujours prête à batailler, toujours persuadée qu'on cherchait à se payer ma tête. C'était si fatigant, à la longue.
«C'est à quel sujet? Qu'est-ce que tu fais avec sa photo?»
Je suis revenue vers lui en soupirant:
«Cette fille nous suit depuis quelques jours.
– Elle nous suit? Et pourquoi elle nous suivrait? Qu'est-ce que tu racontes? Elle nous suit, dis-tu?
– En tout cas, elle nous observe.
– Attention. Attention. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Ce n'est pas du tout la même chose.
– Une copine de Marc? Depuis quand, c'est une copine de Marc?
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