- Voulez-vous que je vous dise ce que vous auriez ressenti si vous vous étiez pliée de bonne grâce à ce que je vous prescrivais ? Vous auriez joui d'un sentiment de liberté qui vous est inconnu, du vertige qu'il y a à être totalement sous son propre empire, jusqu'à choisir les expressions que l'on souhaite afficher sur son visage ! Vous vous seriez affranchie des mièvreries de la sentimentalité, et vous auriez puisé en vous une nouvelle énergie.
- Laquelle ?
- Celle d'être un peu plus à vous, oui, à vous. Avez-vous remarqué que dans tout cela je ne recherche pas mon profit, mais le vôtre ? Plutôt que de tenter de satisfaire mes propres sens, c'est à un autre que je me suis adressé. Méditez cela pour mieux juger mes propos, et si un jour vous parvenez à cette... comment dire ? Oui, à cette libération de l'être, alors vous me serez attachée, vous me bénirez de vous avoir menée sur ce versant de vous-même, vers cette conduite grisante qui n'a de licencieux que l'apparence, trompeuse ! Sur ce, madame, dormez bien !
Il la fit descendre, sans même lui donner la main, comme on chasse un intrus, et claqua sèchement la petite porte de bois derrière elle. Les regards du libertin esquivaient Emily ou passaient au travers d'elle, comme s'il eût nié jusqu'à son existence. Déconcertée par ces façons un peu cavalières - juste ce qu'il fallait pour écorner sa vanité -, elle fit quelques pas vers la porte de la maison de bois de Julie Fontenay. Aussitôt la calèche démarra. Dans un mouvement involontaire, Emily se retourna alors et, en se surprenant elle-même, rappela l'homme-chat avant qu'il ne fût trop éloigné. Au moment même où elle commença de parler, elle prit brutalement conscience que son attitude irréfléchie échappait à sa volonté ; et cette idée l'affecta vivement, plus qu'elle ne l'eût voulu. L'homme-chat arrêta aussitôt son cheval ; on eût dit qu'il avait calculé l'élan d'Emily.
- Sans doute souhaitez-vous me revoir ? lança-t-il, alors qu'elle s'efforçait de diminuer son trouble. Mon parti était de vous négliger désormais, mais si vous tenez vraiment à me fréquenter, vous saurez bien me trouver !
Et il ajouta avec une insolence amusée :
- Cette recherche sera votre pénitence pour votre niaiserie de ce soir !
Le fouet claqua ; l'attelage disparut au coin de la rue. Emily était dans un sentiment de révolte contre elle-même, contre sa candeur de petite souris face à cet homme-chat qui n'agissait que par procédé, en observant sur elle l'effet de ses paroles truquées. Certes, elle voyait bien que ce libertin entendait la dépraver, l'amener à ne plus se respecter, comme lui-même ne se respectait plus ; mais si son esprit lui disait de le fuir, quelque chose de souterrain en elle, d'incontrôlé, l'engageait à l'écouter, à découvrir la femme instinctive qu'il éveillait par ses paroles, celle qu'Emily avait souvent devinée, cachée dans les profondeurs de sa chair. Emily s'était toujours ressentie comme un mystère ; et la porte, la dernière porte, allait peut-être s'entrouvrir grâce à cet homme odieux.
Comme elle pénétrait dans la maison de son amie, Emily demeurait stupéfaite de sa conduite de cette nuit, qu'elle eût avalé avec une curiosité passionnée chaque verset de son catéchisme libertin, qu'elle n'eût pas fui quand il lui avait ordonné d'écarter les cuisses. Elle, la fille du pasteur Pendleton, si folle d'authenticité, de droiture ! Où était passée sa volonté de jadis ? Emily était subjuguée par la violence glaciale de l'homme-chat, par l'ascendant incroyable que sa virilité trouble exerçait sur son imagination, et sur ses sens. Ah, qu'il est fascinant d'être dépossédé de soi, de son libre arbitre, par la volonté insinuante d'un autre, d'un homme dont la plus grande séduction était justement ce pouvoir mystérieux qui lui permettait de régler les désirs d'Emily, jusqu'à substituer les siens à ceux qui lui étaient propres. Face à lui, elle se sentait le besoin de conquérir son regard, sa considération. Cela l'effraya soudain, la précipita dans une fébrilité inhabituelle, lui ôta même le sommeil ; et ces symptômes d'un désordre intime qui ressemblait à de la passion achevèrent de l'affoler.
L'épouse de Cigogne savait déjà qu'elle avait perdu son pari. Dans les dispositions où elle était à présent, Emily n'était plus en mesure de soumettre le cœur de l'homme-chat, tout en se gardant d'être prise à son tour. Elle ne pouvait plus que résister, ou s'abstenir de le revoir.
25
Deux jours plus tard, Emily retrouva l'homme-chat à un bal donné dans l'ancien bâtiment de la Compagnie minière, aux allures de grande demeure du Sud américain. Il y avait dans cette fête galante un parfum de Louisiane, mâtiné d'influence néo-calédonienne, des robes bouffantes, des hommes masqués, des loups posés sur les yeux des femmes, des gorges ravissantes, des chandeliers en bois de cocotier qui répandaient une lumière chaude.
- Tiens, vous ! s'exclama Emily en se retournant, un verre à la main.
- Ne prenez pas cet air étonné, répliqua le libertin, cela fait deux jours que vous me pistez.
- Comment le savez-vous ? demanda sèchement Emily.
- Je l'ignorais il y a encore cinq secondes, mais vous venez de me l'apprendre à l'instant. Je prêchais le faux, à tout hasard... Mais ne faites pas cette tête, la gravité est un péché, avant d'être un ridicule, vous ne le saviez pas ?
Sans attendre de réponse, il l'entraîna dans une valse, histoire de mieux dissiper la vexation d'Emily. L'homme-chat avait en horreur les situations pesantes. Il prétendait qu'être léger était une politesse minimale et que les gens sérieux relevaient d'une impardonnable vulgarité. Une inclination persistante lui semblait toujours suspecte ; il s'attachait à n'éprouver que des goûts mobiles et faisait de son inconstance une règle, et un chic. Plus un sentiment était futile, plus il le peignait avec enthousiasme ; ses vraies douleurs n'avaient droit qu'à des litotes, lorsqu'il ne les taisait pas.
- Ainsi donc, reprit-il, vous vous demandez depuis deux jours ce qui se passe dans une existence lorsqu'on se met à écouter ses instincts, je me trompe ?
- Pas tout à fait, s'entendit-elle répondre.
- Eh bien, je vous l'ai déjà dit, on trouve l'énergie d'être soi, et à soi ! Cette réponse vous suffit-elle ? Cela dit, belle enfant, il importe surtout de savoir se protéger de ses liaisons.
- Et comment ?
- Vous avez donc déjà tout oublié ? En deux jours ! Mais en apprenant à feindre ce que vous n'éprouvez pas, à employer de grands mots pour dire vos émotions les moins sincères, celles qui glisseront sur votre cœur tout en se marquant vivement sur votre physionomie. Vous verrez, c'est très amusant ! Il suffit d'être passionné sans sentiments, de dissocier vos émois véritables de votre expression.
Profitant d'un changement de danse, il l'attira sous une véranda, à l'écart des éclats de la fête, en lui proposant de s'exercer séance tenante :
- Tenez, par exemple, parlez-moi d'amour alors que tout ce que je vous dis vous scandalise. Tout ce que je suis vous insupporte, n'est-ce pas ? Allez-y, déclarez-moi la flamme que vous ne ressentez pas, en y mettant du sentiment, de la persuasion, sans oublier une nuance de trouble et un soupçon d'anxiété. Allez-y ! C'est par les mots qu'il faut commencer à se pervertir, comme disent les bien-pensants.
- Pardonnez-moi mais... je tiens à mes mots. Les faire mentir me chagrinerait, et je ne crois pas être très douée pour la fausseté. Ma mère l'était, mais moi je...
- Sans doute était-elle maladroite. Vous n'avez pas eu de bon professeur. Tenez, faites comme moi. Il suffit d'inverser tout ce que vous pensez ou ressentez.
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