Le 30 septembre 1933, lord Cigogne était très inquiet ; et son angoisse s'accrut encore lorsqu'il vit son épouse quitter Emily Hall en fin de journée, à cheval, sur une selle amazone. De derrière la fenêtre de son appartement, il la regardait s'éloigner, guillerette, sans qu'elle lui témoignât la moindre compassion. Emily devait rejoindre une certaine Julie Fontenay, une jeune femme sculpteur, afin qu'elles passassent ensemble ce mois libertin, dans la maison de ville de cette dernière. Emily avait déjà fait porter ses malles par Algernon, deux jours auparavant, lorsque Peter, Ernest et Laura étaient partis pour la Nouvelle-Calédonie, avec les autres enfants. Cigogne avait noté qu'elle y avait disposé ses vêtements les mieux coupés, sa collection de parfums. Elle n'avait oublié aucun des agréments propres à augmenter son attrait, elle qui, six mois auparavant, dédaignait encore tous les artifices de la féminité ordinaire.
- Damn... murmura-t-il, qu'en penses-tu, Algernon ?
- My lord, nous sommes d'avis que nous devrions rentrer en Angleterre tant que lady Cigogne se regarde encore comme notre épouse ! Nous avons déjà beaucoup souffert dans cette colonie française dont je déplore les mœurs, nous sommes las et nous pensons qu'à Londres les femmes sont mieux muselées que sur cette terre d'Océanie, n'est-il pas ? De plus, la cire à parquets que l'on trouve dans les échoppes de Port-Espérance est exécrable !
Lord Cigogne demeurait silencieux, tirant sur un détestable cigare en feuilles d'igname. Cette nouvelle épreuve - qui s'ajoutait à celle du cigare - l'accablait et, un instant, il se mit à envier les droitiers, tous ces gens prudents d'Europe, d'Amérique et d'Asie qui avaient la sagesse de maintenir leurs épouses dans des vies réglées, à l'abri d'occasions trop nombreuses de cocufiage. Cigogne en avait assez des jours blancs, de l'île du Silence et de tous ces rites qui fatiguaient sa persévérance. Pour la première fois, il se sentait las d'être un mari ; son ambition épuisait sa capacité d'aimer. Comment pourrait-il, année après année, demeurer un époux sur cette île gauchère ? Le calendrier hélénien requérait trop des hommes ; jamais il ne tiendrait le choc, songea-t-il. Pauvre Cigogne ! Dans son inconscience, il ignorait encore qu'il n'avait parcouru qu'une petite partie du chemin qui ferait un jour de lui, s'il y parvenait, un mari digne de ce que ce mot promet. Mais où s'arrêtait cette route exténuante, parsemée de travaux que chaque année renouvelait ?
Egaré dans ses réflexions, Jeremy se mit pour la première fois à rêver de son existence prévisible de jadis, au charme discret de ses anciennes pantoufles écossaises, de la tranquillité avec laquelle il buvait autrefois son thé, dans son château du Gloucestershire. Il se sentait soudain nostalgique de cette Pax Britannica dont il avait joui lorsqu'il régnait encore sur son sanatorium de Kensington. Il aurait voulu briser les horloges, que ce mois d'octobre n'eût jamais lieu, souffler un peu, aller faire une partie de cricket sur un gazon anglais impeccable, loin, très loin de cette île.
Quand tout à coup un gémissement le sortit de sa rêveuse lassitude. Le zubial était assis dans son rocking-chair, la truffe dirigée vers le sol, l'air navré, le pelage terne ; il paraissait souffrir de l'estomac. Le temps se gâtait. Une épreuve décisive allait faire de lord Cigogne un mari complet, si tant est qu'on pût l'être, ou le séparer à jamais d'Emily.
24
Jeremy perdit la trace d'Emily ; il ignorait quel loup elle porterait lorsqu'elle sortirait, à la nuit tombée. Au sein de la foule masquée qui promenait sa faim d'aventures dans Port-Espérance, il eût été bien en peine de la retrouver. Affranchie de toute censure autre que celle de sa morale, Emily se glissa donc avec délice dans son nouveau rôle d'apprentie libertine, minauda dans des bals nègres, fit des frais à des joueurs de trictrac, se laissa étourdir les sens par quelques danseurs de tango, sans bien apercevoir que ses partenaires ne recherchaient pas les plaisirs simples de jeux frivoles. Cette ronde galante dura jusqu'au soir où Emily vint dîner dans un salon privé, qui n'ouvrait ses portes qu'en octobre, non loin d'un hôtel borgne de la rue Julien-Sorel.
Julie Fontenay, son amie, y avait convié sa curiosité, au sortir d'un ballet champêtre. C'est ainsi qu'elle s'était jointe à une société d'esprits libres, volontiers fantasques, de noceurs masqués affectionnant les mots d'esprit, les récits piquant l'imagination, l'imprévu et les folles imprudences. Le souper s'annonçait très gai quand l'un d'entre eux, à l'abri d'un masque de chat, se vanta de ses conquêtes faciles et affirma ne s'être jamais laissé prendre aux sentiments qu'il prétendait susciter. Il portait un masque ancien et un pourpoint brodé qui donnait de la rigidité à son maintien. Sa seule passion semblait être de n'en éprouver aucune, tout en en inspirant de nombreuses. Son assurance sarcastique était horripilante, teintée d'une fatuité sans bornes. À l'entendre, il lui suffisait d'agir sur un mince trait de caractère de ses futures victimes pour les contraindre tout entières à succomber à son verbiage, et s'assurer une maîtrise durable de leurs inclinations ; il insista sur ce dernier point, avec une sûreté de ton qui se marquait dans sa voix, son maintien composé et ses manières étudiées. Cet homme réglait tous ses gestes, ses regards furtifs ou appuyés, l'intensité de ses éclats de rire, avec le même soin qu'il disait gouverner ses sentiments.
Irritée de voir son sexe déprécié par ce phraseur, Emily se mit à le railler, avec une ironie pleine de drôlerie et une sagacité désarçonnante. Déséquilibré, le chat essuya quelques ricanements, se ressaisit et riposta avec habileté, en mettant les rieurs du côté de son insolence. Puis, narquois, il pria Emily de l'excuser d'avoir négligé ses charmes, discrets jusque-là. Bientôt les deux adversaires masqués furent les deux pôles du repas. Emily se posa en avocate des femmes, de leurs exigences, de leur noblesse, de leur droit à revendiquer des différences, plutôt que de subir celles que les hommes voulaient bien leur supposer. Dans la fièvre de ses propos, elle se prétendit même maîtresse des mouvements de son cœur, invulnérable à toute séduction insincère, à toute flagornerie, sans voir dans quel piège le matou libertin était en train d'attirer sa candeur.
- Non, madame, répliqua-t-il. Je vous donne du madame car je vois que vous êtes baguée... D'ailleurs, aimez-vous votre mari ?
- Oui, beaucoup.
- Voilà un beaucoup qui est de trop... Cependant, malgré cela, madame, je vous prédis qu'avant la fin d'octobre vous serez à moi ! Ma victoire sera la preuve de mes talents, de mes admirables talents que vous appelez injustement mes prétentions. Ainsi nous saurons qui de vous ou moi a raison, ou bien tort.
- Moi ! À vous ? fit Emily, avec une stupeur pleine de mépris.
- Oui, vous, madame. Et comme je ne saurais me contenter de ne posséder que votre corps charmant, je vous annonce que je me rendrai également maître de votre tête de linotte, oui, de toutes vos pensées qui, bientôt, aboutiront à moi. Oh, pas trop vite, rassurez-vous ! Je veux goûter le plaisir de vous voir m'aimer peu à peu, alors que vous me haïrez encore, puis je jouirai du combat qui se fera en vous entre votre inclination et ce que vous n'allez pas tarder à me dire...
- Monsieur, je ne serai jamais à vous ! lança-t-elle avec froideur.
- Vous voyez, je n'ai pas fini de parler que déjà vous vous conformez à mes prévisions ! Où en étais-je ? Oui, à l'agonie de votre volonté... car j'entends non seulement me faire aimer de vous mais surtout vous faire accepter cette idée, en vous-même, avant que vous ne l'admettiez en public, quand votre envie de moi sera plus forte que votre humiliation, quand votre passion sera irrépressible, violente, lorsque j'aurai rompu les derniers liens qui, déjà, vous rattachent si mal à votre mari. Ah, mon Dieu, comme vous allez souffrir... comme vous n'auriez pas dû affirmer des choses pareilles avec une telle impudence... Votre mariage est bien compromis, belle enfant !
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