Jeanne et son époux, Aristide Merluchon, avaient bâti un hôtel délicieux en bois rouge de pandanus, dans une cocoteraie sablonneuse adossée à une falaise, au nord de l'île du Silence. Sur ce minuscule bout de terre océanienne, personne ne se donnait le droit de parler. Se taire pour mieux voir ce que l'on ne voyait plus était la maxime de ses habitants. Le silence y régnait depuis vingt-cinq ans et la qualité d'intimité que les hommes et les femmes y trouvaient était unique. Cette île rafraîchie par les alizés se trouvait à une quinzaine de miles au sud de Port-Espérance. Les Gauchers y venaient pour mieux se rencontrer, les couples y retournaient pour se reparler d'amour, sans mots, afin de redevenir poreux l'un à l'autre ; là-bas, les vieux amants réapprenaient à s'émerveiller des beautés de leur moitié que leurs yeux usés ne voyaient plus.
Emily et Jeremy décidèrent d'offrir à leur amour une cure de silence. Ils confièrent les enfants à Algernon qui promit de les mener chaque jour à l'école de Port-Espérance, bien qu'il désapprouvât l'enseignement fort peu classique qu'on y délivrait. Plus le temps passait, plus Cigogne s'étonnait de sa propre flexibilité, de la facilité avec laquelle il s'engageait dans cette nouvelle existence, plus lente, en totale rupture avec la frénésie industrieuse des Anglais. En pénétrant dans cet univers de Gauchers, il était comme passé de l'autre côté de lui-même. Les urgences factices de la vie londonienne l'avaient quitté brutalement ; il se sentait disponible aux choses essentielles, débarrassé de son pressant besoin de s'étourdir par le travail. Soudain sensible, il paraissait avoir tourné le dos à ses rigidités d'antan. Emily le reconnaissait à peine. Jamais elle ne l'avait vu si libre de suivre ses désirs, de se lover dans ses sensations, de s'ajointer à elle.
Dans leur ignorance, Emily et lord Cigogne acceptaient les risques d'un voyage au pays du silence ; car l'entreprise était périlleuse à plus d'un titre. Il arrivait parfois que ce mutisme prolongé devînt éloquent, qu'il fît apercevoir la pauvreté du lien qui subsistait, à force d'habitudes, entre deux êtres. Certains silences, terribles, ne disaient rien d'autre ; alors le séjour dans cette île charmeuse se soldait par des ruptures sans recours. Le silence n'autorisait aucun mensonge ; il obligeait à une transparence du cœur. Il était également fréquent que l'on nouât là-bas une autre liaison, qu'une rencontre décisive redonnât le goût des plaisirs du dehors et ébranlât plus encore les couples à la recherche d'une tendresse réinventée. Certains regards irrésistibles fixaient l'attention lors d'un repas, plongeaient dans l'égarement et agissaient comme des harpons dans ce climat où chacun n'était que disponibilité ; car sur l'île du Silence on ne craignait pas le désœuvrement. L'oisiveté y était cultivée avec art, le relâchement y était encouragé. On y allait pour vivre sans billets de banque, avec sa seule sincérité pour tout capital, sans autre bagage que son désir d'aimer.
Dans son inconscience, Jeremy ne redoutait pas les périls de l'île du Silence ; aux côtés d'Emily, il n'avait jamais eu la trouille de rien. Cette femme sans limites pouvait l'entraîner jusqu'aux frontières de ses terreurs. Avec elle, il se sentait comme protégé des coups du sort. Cependant, les pratiques de cette île gauchère le laissaient perplexe ; il craignait surtout le vide de grandes journées vouées à l'inaction. Qu'était une vie exemptée de tous les besoins artificiels qui distraient de soi-même ? Comment réussirait-il à se vautrer dans la détente si aucun souci ne le sauvait de l'ennui ? Mais sir Lawrence s'était montré formel ; il leur fallait se conformer aux coutumes étranges des Gauchers s'ils voulaient tirer profit de leur science du déminage des couples. Sur l'île du Silence se trouvaient les clefs de la compréhension de l'autre, là-bas s'entrebâilleraient les portes de perceptions qui ne s'ouvrent jamais ailleurs.
Ils laissèrent leurs enfants à Algernon et s'embarquèrent un jeudi matin pluvieux sur La Vérité, un navire de faible tonnage qui reliait les îles de l'archipel hélénien. Sir Lawrence les accompagna jusqu'au débarcadère de bois, nu sous son parapluie noir.
- Lady and gentleman, good luck ! lança-t-il en souriant, tandis que La Vérité se mettait en route.
Cigogne et Emily ignoraient encore dans quels toboggans affectifs ils allaient être entraînés. Ce voyage ne serait pas une simple exportation de leurs difficultés à s'aimer, dans d'autres décors. Le silence, ce grand régulateur des liaisons, ne leur ferait pas de cadeaux.
8
L'île du Silence leur apparut à la tombée de la nuit, dans une brume de chaleur qui rendait la lumière opalescente ; que l'on se figure une rêverie d'où émergeait une végétation polynésienne : des pandanus, une foule de cocotiers inclinés par les alizés, des colonies de palétuviers qui, toutes racines dehors, dansaient au loin leur tango végétal sur les rivages sablonneux. Les gris du ciel flottaient non loin de l'océan ; des perspectives sans fin de nuages sombres glissaient dans l'air humide, vers la nuit tropicale qui s'empressait de manger l'horizon. Les couleurs conservaient encore un peu de la violence du soleil océanien qui les giflait chaque jour. La grande beauté des îles coralliennes du Pacifique Sud était là, déroutante, exagérée, presque inquiétante aux yeux d'Anglais accoutumés à ce jardin bien élevé qu'est la nature civilisée d'Europe.
Emily et Cigogne échangèrent un regard soudain craintif, né d'un pressentiment fugitif et tragique qui les traversa dans le même instant. Dans quoi s'engageaient-ils ? Jeremy lui serra la main convulsivement ; quand, soudain, ils furent distraits de leurs sensations par un bruit constant et sourd qui pénétra d'effroi leurs compagnons. On approchait de la ligne de corail sur laquelle la houle du grand large se brisait en écume. Peu après, La Vérité glissa entre les parois bouillonnantes d'une passe et laissa, derrière son sillage, la dangereuse digue madréporique. Les visages se décontractèrent. La navigation dans les eaux du lagon fut alors plus sûre. Chacun se taisait. La ceinture des bancs de coraux marquait la frontière au-delà de laquelle on entrait dans le monde des faux muets. Ce silence-là était particulier ; il durait depuis si longtemps. Pendant plus de vingt ans personne n'avait proféré ici la moindre parole. Les derniers mots avaient eu le temps de se dissiper, de quitter ce qu'ils désignaient jadis ; et cette atmosphère vide de mots inclinait à ressentir plus qu'à penser.
L'hôtel de Jeanne Merluchon s'articulait autour de plusieurs bungalows en bois rouge. Les portes s'ouvraient à gauche, bien entendu. Leur toit, à l'épreuve des pluies virulentes de la région, se prolongeait sur tout le pourtour de la maison, formant une large véranda ouverte, plus fréquentée que l'intérieur. Ces vérandas disposaient de charnières mobiles placées contre les quatre murs, et se trouvaient soutenues par des colonnes également mobiles, de sorte qu'on les enlevât en cas de cyclone, afin de rabattre le toit des vérandas le long des murs. Ainsi transformés en boîtes hermétiques, les bungalows étaient résistants aux assauts de la tourmente.
On indiqua une chambre à lord Cigogne et à sa femme ; ils s'y installèrent, ahuris par ce monde feutré qui les laissait sans repères. Commença alors l'imperceptible détérioration de leur commerce conjugal, sans qu'ils s'en aperçussent dans les débuts.
Cigogne s'essaya à la flânerie ; mais il ne voyait pas ce qu'il pouvait gagner à ne rien faire. Que pouvait bien rapporter cette oisiveté silencieuse ? Aucun souci ne le sauvait de l'ennui et il avait toutes les peines du monde à se créer de nouveaux besoins, des tracas divertissants. Avait-il soif ? Aussitôt on lui portait un rafraîchissement. Désirait-il quelque chose ? Dès qu'il avait réussi à se faire comprendre sans parler, on déférait illico à ses souhaits. Il se sentait devenir une sorte de crétin impavide, économe de sa vitalité, lui qui avait la trime dans le sang.
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