Emily s'étonna de la vivacité de l'attrait que les hommes exerçaient sur elle ; chacun à sa manière, ils dégageaient une virilité sensible faite de puissance retenue, délicate, comme s'ils eussent accepté l'idée que les femmes les regardassent comme des êtres désirables. Pas pour les charmes subtils de leur esprit ! Non, pour leur corps, et leur aptitude à les faire jouir ! Cela se marquait chez eux dans une façon d'être un peu déroutante qui, en Europe, était le propre des femmes, un soin dans toute leur personne, un goût pour l'ambiguïté feutrée, respectueuse, celle qui électrise l'air en avertissant discrètement les sens, cette attitude exquise qui était pour ces hommes un hommage à la féminité de celles à qui ils s'adressaient, et qui leur faisaient la grâce de les écouter. Bref, ces Gauchers étaient d'authentiques maris, des amants talentueux, aussi passionnés par les jeux libertins que par l'art de faire la cour, dans leur langue d'un autre siècle. Ils n'avaient rien à voir avec ces gentlemen ventripotents, à la sueur aigre, de Kensington, ces amateurs de courses de lévriers de la meilleure société londonienne qui trouvaient naturel que leur femme se pomponnât pendant qu'ils raillaient les garçons qui avaient la politesse de songer, parfois, à être désirables aux yeux des femmes.
Lord Cigogne s'émerveillait de l'atmosphère hédoniste qui flottait dans ces rues en fête, de la sensation de disponibilité que lui inspiraient ces inventeurs d'un nouveau monde. À Londres, chacun se hâtait d'exécuter ce qu'il croyait devoir faire, à moitié somnambule, comme si le but de l'existence était de se débarrasser des tâches qui nous incombent. Les droitiers anglais paraissaient évoluer dans une vie à peine réelle qui glissait sur les êtres, gouvernés par leurs habitudes, rompus par une éducation qui les fâchait avec leurs sensations. Au lieu de cela, les Héléniens semblaient étrangement vrais, reliés au monde sensible, alors même que cette ville née d'une utopie faisait à Jeremy l'effet d'un songe. Autour de lui, les gens s'attachaient à tirer le plus grand plaisir de leurs activités, qu'elles fussent menues ou d'un plus vif intérêt. Ces fous du quotidien mettaient leur cœur, de la présence et un esprit de jouissance dans leurs moindre gestes. La commerçante qui vendait des sandwichs à l'angle de l'avenue Musset et de la rue Valmont dépensait un soin extrême à les préparer, et elle avait l'air de s'aimer davantage de les si bien faire.
Il n'y avait pas d'automobiles dans les rues, seulement des voitures à cheval, des chariots bâchés tels qu'on en voyait jadis dans le Transvaal, en Afrique du Sud, et des cavaliers qui circulaient à gauche, naturellement. Sir Lawrence expliqua à Jeremy que les Gauchers n'importaient les conquêtes techniques que si celles-ci s'accordaient avec leur quête de rapports amoureux plus riches. Pourquoi subir les délires de l'ère mécanique ? Les citoyens de Port-Espérance s'étonnaient même que les droitiers d'Europe acceptassent le prétendu progrès sans y songer davantage, en se pliant à la fatalité du diktat des ingénieurs, bien déplaisant à l'occasion. Par référendum, les automobiles avaient été refusées récemment pour deux raisons tout à fait recevables. Les femmes avaient trouvé qu'un homme à cheval était plus désirable, plus sexy qu'un conducteur tassé dans une voiture à moteur ; cet argument avait beaucoup pesé dans les débats. La seconde raison tenait au prix élevé de ces engins qui rendaient indispensable de quitter la vie pas désagréable qui était la leur. Le modèle de développement économique qui permettait d'acquérir des automobiles était incompatible avec le sens charmant qu'ils entendaient donner à leur vie insulaire. Les Gauchers ne tenaient pas à consacrer à leur métier l'essentiel de leur temps, qu'ils employaient à aimer leur femme. Tout leur art d'aimer risquait fort d'être mis à mal pour acheter des autos. À quoi bon ? Jamais !
L'installation du téléphone avait également été écartée, à une belle majorité, lorsque tout le monde avait compris que cet appareil liquiderait peu à peu les correspondances amoureuses et, au-delà, une certaine façon de penser la vie à deux qui ne peut naître que dans un échange régulier de lettres. À Port-Espérance, les couples mariés ne cessaient pas de s'écrire après les premiers mois de tendresse. Il n'était que de constater que presque toutes les maisons de cette ville étaient pourvues de deux boîtes aux lettres à l'entrée, l'une pour l'épouse, l'autre pour le mari. En revanche, tous les foyers possédaient des machines à laver américaines qui fonctionnaient à l'énergie éolienne, alors que la lointaine France ignorait encore les appareils ménagers électriques. Les Héléniens s'empressaient d'adopter tout ce qui libérait les femmes des tâches assommantes qui éloignent de la vie sentimentale.
Les magasins de l'avenue principale n'offraient pas cette profusion à laquelle nos amis britanniques étaient accoutumés ; les rares vitrines ne présentaient que ce qui était nécessaire à une existence frugale et raffinée. Les Gauchers ne tiraient qu'un faible plaisir de l'acte d'achat, qui se trouvait comme déprécié par l'excitation amoureuse dans laquelle ils baignaient. Insensiblement, ces pionniers avaient quitté la société marchande, et sa logique maligne de divertissements tous azimuts ; les îliens ne voulaient surtout pas être distraits de cette réalité qu'ils goûtaient tant.
Ces gens n'étaient pas des conservateurs assoupis, épris des ronronneries de la stabilité affective, mais des explorateurs insatiables des choses de l'amour, des risque-tout prêts à exposer leur sort à bien des périls. C'est ainsi, par exemple, qu'aucun Hélénien ne concevait de claboter un jour sans avoir connu les poisons délicieux d'un authentique libertinage, digne des joutes amoureuses auxquelles on se livrait en France au XVIII esiècle. Ils désiraient connaître toutes les griseries que le cœur et la peau peuvent dispenser, toutes ! Alors, au regard de ces vertiges épicés, les attraits de la consommation ordinaire semblaient bien peu relevés.
Sir Lawrence White s'arrêta devant sa petite maison blanche d'un style très anglais, pourvue de deux bow-windows et d'un jardin d'hiver so charming ! La façade était orientée de façon qu'elle prît le soleil, vers le nord, comme il se doit dans l'hémisphère sud ; mais elle n'était percée que d'une seule porte, détail qui signalait une demeure de célibataire. La plupart des maisons de Port-Espérance habitées par des couples possédaient deux portes en façade, afin que chacun pût sortir par la sienne, discrètement, évitant ainsi le contrôle tatillon de la vie domestique que les droitiers connaissent bien : Où vas-tu ? Quand rentres-tu ? La seconde porte de sir Lawrence était dissimulée derrière la maison, de sorte que le voisinage ne sût pas qui étaient les femmes à qui il faisait don de son corps, parfois, entre les repas, ou après l'heure du thé.
L'architecture de Port-Espérance était empreinte des préoccupations inventives de ce petit peuple ; reflet des chimères qui les animaient, elle avait évolué au fil de leurs modes. Les périodes de mœurs plus libres - les années vingt - avaient donné naissance à des bâtiments de bois communautaires d'un style très Art déco, en alvéoles, dont le centre servait de chambre collective ; mais il n'en restait plus guère. La plupart de ces édifices avaient fini incendiés par l'un des époux lassé de partager la tendresse de sa femme. Un temps, il y eut même des bâtisses reliées par des passerelles, afin que les jeunes gens pussent continuer à vivre chez leurs parents tout en se fréquentant plus aisément. Les maisons étaient remaniées au gré de l'aventure que vivaient les couples, entendez leur vie quotidienne qui, dans cette île, allait de rebondissements en intrigues menées sans faiblesses.
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