XLII
L’émouvant stratagème
— Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ? ai-je demandé à Anne en tirant sur la table du restaurant pour qu’elle puisse s’asseoir sur la banquette.
Avant, nous aimions dîner côte à côte dans cette brasserie, mais avant c’était avant, et ce soir nous dînons face à face. Elle m’observe avec curiosité avant de répondre :
— Quatre mois, une semaine, trois jours, huit heures et (elle dit cela en vérifiant sur sa montre) seize minutes.
— Et quarante-trois secondes, quarante-quatre, quarante-cinq…
Nous commençons par occuper la conversation avec toutes les choses qui permettent d’éviter l’essentiel : nos métiers, nos amis, nos souvenirs. Comme si tout ce qui s’est passé n’avait pas eu lieu. Mais Anne voit bien que je suis malheureux, et ça la rend malheureuse de ne pas en être la cause. Au dessert, énervée, elle m’agresse un peu.
— Bon, tu ne m’as pas invitée à dîner pour qu’on se raconte des histoires de vieux amis. Qu’est-ce que tu veux me dire ?
— Eh bien… Il y a des affaires à toi à la maison, je me demandais si tu voulais venir les récupérer. Et en même temps, on aurait pu en profiter pour passer le week-end ensemble et voir si…
— Hein ? T’es tombé sur la tête ou quoi ? On est divorcés mon vieux ! Je vois très bien que ce n’est pas moi dont tu es amoureux, et puis merde, je ne suis pas un jouet que tu peux trimballer !
— Chut ! Pas si fort…
Je m’adresse à nos voisins de table :
— Nous sommes divorcés, je viens de lui proposer de partir en week-end et elle a refusé. Voilà, ça va, vous savez tout. Vous pouvez arrêter d’écouter maintenant ? Ou alors votre vie avec cette radasse en face de vous est tellement merdique que vous avez besoin d’écouter celle des autres ?
Le voisin se lève, moi aussi, nos femmes nous séparent, bref, il y a de l’action dans ce bouquin. Puis je paie l’addition et nous sortons du restaurant. Dehors, il fait encore plus nuit qu’avant. Dans la rue, nous faisons quelques pas en rigolant. Je lui demande pardon. Elle me dit que ça va. Elle semble accepter cette rupture mieux que moi.
— Marc, il est trop tard. Nous avons atteint un point de non-retour. J’aime quelqu’un, et toi aussi : nous n’avons plus rien à faire ensemble.
— Je sais, je sais, je suis ridicule… Je me disais qu’on aurait pu réessayer… Tu es sûre que tu ne veux pas que je te raccompagne ?
— Non, merci, je vais prendre ce taxi… Marc, je vais te donner un tuyau pour tes rapports avec tes prochaines femmes. Il faut que tu apprennes à te mettre à leur place.
Et puis soudain, au moment de se séparer, l’émotion monte. Nous retenons nos larmes, mais elles coulent à l’intérieur de nos visages. Son rire d’enfant, je ne l’entendrai plus. Mon successeur en profitera à ma place, s’il la fait rire. Anne est devenue une étrangère. Nous nous quittons pour poursuivre notre chemin, chacun de son côté. Elle monte dans le taxi, je referme doucement la portière, elle me sourit à travers la vitre, et la voiture s’éloigne… Dans un beau film, je me mettrais à courir après le taxi sous la pluie, et nous tomberions dans les bras l’un de l’autre au prochain feu rouge. Ou bien ce serait elle qui changerait d’avis, soudain, et supplierait le chauffeur de s’arrêter, comme Audrey Hepburn/Holly Golightly à la fin de Breakfast at Tiffany’s. Mais nous ne sommes pas dans un film. Nous sommes dans la vie où les taxis roulent.
On quitte d’abord la maison de ses parents, et ensuite, parfois, on quitte la maison de son premier mariage, et c’est toujours la même peine qu’on ressent, celle de se sentir, une fois pour toutes, orphelin.
Les époux dînent, les amants déjeunent. Si vous apercevez un couple dans un bistrot à midi, essayez un peu de les prendre en photo et vous vous ferez engueuler. Essayez la même chose sur un autre couple, le soir : le couple vous sourira en posant pour votre flash.
Dès son retour de vacances conjugales, Alice m’a rappelé. Après m’être bien mis à sa place, imaginant ce qui se passait dans sa tête, je lui ai proposé froidement de déjeuner en tête à tête.
— J’apporterai un projecteur de diapos.
Elle ne m’a pas trouvé drôle, ce qui tombait bien car je ne cherchais pas à l’être. Dès son arrivée, elle me jure que c’était horrible, me certifie qu’ils n’ont jamais fait l’amour, mais je l’interromps :
— Tout va bien. Je pars ce week-end avec Anne. Nous savons tous que c’est faux, sauf Alice, qui vient de se prendre un Scud en pleine poire.
— Ah.
— Alors, reprends-le-cours-de-la-conversation-je, c’était bien ce voyage ?
Alice me gifle et c’est pourtant elle qui éclate en sanglots. Je collectionne les repas mélodramatiques, ces temps-ci. Coup de chance : nous n’avons pas de voisins de table. Coup de malchance : même Alice s’en va. Le restaurant ne sera plus très animé. Et j’ai beau savourer ma vengeance, « Je demeure seul avec un cœur plein d’aumônes » (Paul Morand), et me remets à boire des hectolitres, jusqu’à ce que je ne tienne plus debout, ni même assis. Encore un déjeuner sans bouffer. La vengeance est un plat qui ne se mange pas.
Ce qui est étonnant, ce n’est pas que notre vie soit une pièce de théâtre, c’est qu’elle comporte si peu de personnages.
Une semaine plus tard.
Dernière lettre à Alice :
« Mon amour,
Ce week-end avec Anne n’a rien donné. N’en parlons plus. Comme toi, je voulais être fixé, être certain d’avoir fait le bon choix. Pardon de t’avoir fait cela. Je voulais aussi que tu sentes à quel point j’ai souffert pendant tes vacances. C’est idiot, je le sais. Parce que tu ne sauras jamais à quel point tu m’as fait mal.
Alice, nous sommes faits l’un pour l’autre. C’est effrayant. Tout est beau avec toi, même moi. Mais j’ai peur de ta peur. Il est insupportable que je ne sois pas le seul homme de ta vie. Je hais ton passé, qui encombre mon avenir. J’aimerais que toute cette douleur serve à quelque chose. Pourquoi ne me fais-tu pas confiance ? Parce que je suis fou ? Ça ne compte pas comme reproche car tu es folle aussi. Tu crois qu’on s’aime uniquement parce que c’est compliqué ? En ce cas il vaut mieux se quitter. Je préfère être malheureux sans toi qu’avec toi.
Notre amour est ineffaçable, il est incompréhensible que tu ne t’en rendes pas compte. Je suis ton futur. Je suis là, j’existe, tu ne peux pas continuer à vivre comme si je n’existais pas. Désolé. Comme disent les Inconnus : « C’est ton Destin ».
Nous n’avons pas le droit de fuir le bonheur. La plupart des gens n’ont pas notre chance. Quand ils se plaisent, ils ne tombent pas amoureux. Ou quand ils sont amoureux, ça ne marche pas au lit. Ou quand ça marche au lit, ils n’ont rien à se dire après. Nous, on a passé toutes ces épreuves avec les félicitations du jury, sauf qu’on est recalés puisqu’on n’est pas ensemble.
Ce que nous faisons est impardonnable. Cessons de nous torturer. Il est criminel de ne pas se dépêcher d’être heureux quand on en a enfin l’occasion. Nous sommes des monstres envers nous-mêmes. Allons-nous continuer longtemps comme ça ? Pour faire plaisir à qui ? C’est ignoble de faire autant de peine à soi-même et aux autres, pour rien. Personne ne nous reprochera d’avoir saisi notre chance.
Ceci sera vraiment ma dernière lettre. Je n’en peux plus de jouer au chat et à la souris. Je suis abattu, fourbu, à tes pieds, attendant le coup de grâce. À partir d’un certain niveau de douleur, on perd tout orgueil. Je ne t’écris pas pour te demander de venir ; je t’écris pour te prévenir que je serai toujours là. Un geste de toi et nous fondons un élevage d’autruches. Pas de geste de toi et je suis toujours là, quelque part, sur la même planète que toi, à t’attendre. Je t’aime à la folie, je n’ai envie que de toi, je ne pense qu’à toi, je t’appartiens corps et âme.
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