Et comme Julia ne dit toujours rien, Anthony Walsh enchaîna :
– Pourquoi est-ce que ce dessin que tu regardais si attentivement me rappelle quelque chose ? J'imagine que cela ne doit pas être sans rapport avec ton étrange comportement, la basse sur la jetée. Je ne sais pas, mais il y avait sur ce visage comme un air de déjà-vu
– Parce que ton poing s'est écrasé sur ce visage en question, le jour où tu es venu me rechercher à Berlin.
Parce que c'était celui de l'homme que j'aimais quand j'avais dix-huit ans et dont tu m’as séparée lorsque tu m'as ramenée de force à New York
Le restaurant était presque complet. Un serveur attentionné leur avait offert deux coupes de champagne.
Anthony n'avait pas touché à la sienne, Julia l’avais bue d’un trait avant d'enchaîner avec celle de son père et de faire signe au garçon pour qu'il la resserve. Avant même qu'on leur apporte les menus, elle était déjà grise.
– Tu devrais arrêter là, conseilla Anthony alors qu'elle commandait une quatrième flûte.
– Pourquoi ? C'est plein de bulles et ça a bon goût !
– Tu es ivre.
– Pas encore, dit-elle en ricanant.
– Tu pourrais essayer d'en faire un peu moins. Tu veux gâcher notre premier dîner ? Tu n'as pas besoin de te rendre malade, il te suffit de me dire que tu préfères rentrer.
– Ah mais non ! J'ai faim !
– Tu peux commander un plateau dans ta chambre si tu veux.
– Là aussi, je crois que je n’ai plus vraiment l’âge d’entendre ce genre de phrase.
– Gamine, tu avais exactement le même comportement quand tu essayais de me provoquer. Et tu as raison, Julia, nous n’avons plus l’âge pour ça ni toi ni moi.
– À bien y repenser, c’était le seul choix que tu n'avais pas fait à ma place !
– Quoi donc ?
– Tomas !
– Non il était le premier, tu as fait beaucoup d'autres choix par la suite, si tu t'en souviens.
– Tu as toujours voulu contrôler ma vie.
– C'est une maladie qui touche beaucoup de père, et en même temps c'est un reproche assez contradictoire à faire à quelqu'un que tu accuses d'avoir été si absent.
– J’aurais préféré que tu sois absent, tu t’es contenté de ne pas être là !
– Tu es ivre, Julia, tu parles fort et c'est gênant.
– Gênant ? Parce que ce n'était pas gênant lorsque tu as débarqué à l'improviste dans cet appartement de Berlin; quand tu as hurlé jusqu'à terroriser la grand-mère de l'homme que j'aimais pour qu'elle te dise où nous nous trouvions ; quand tu as défoncé la porte de la chambre alors que nous dormions et fracassé la mâchoire de Tomas quelques minutes plus tard ? Ce n'était pas gênant ?
– Disons que c'était excessif, je te le concède.
– Tu me le concèdes ? Est-ce que c'était gênant quand tu m’as tirée par les cheveux jusqu'à la voiture qui attendait dans la rue ? Gênant quand tu m'as fait traverser le hall de l'aéroport, en me secourant si fort par le bras que je ressemblais à une poupée désarticulée ? Gênant quand tu as bouclé ma ceinture de peur que je ne quitte l'avion en vol, ce n'était pas gênant tout cela ? Gênant quand, en arrivant à New York, tu m'as jetée dans ma chambre, comme une criminelle, avant de refermer la porte à clé ?
– Il y a des moments où je me demande si, finalement, je n'ai pas bien fait de mourir à la semaine dernière !
– Je t'en prie, ne recommence pas avec tes grands mots !
– Ah mais cela n'a rien à voir avec ta délicieuse conversation, je pensais à tout autre chose.
– A quoi par exemple ?
– À ton comportement depuis que tu as vu ce dessin qui ressemblait à Tomas.
Julia écarquilla les yeux.
– C'est amusant comme phrase, tu ne trouves pas ?
Disons que sans le faire exprès, je t'ai empêchée de te marier samedi ! Conclut Anthony Walsh avec un grand sourire.
– Et cela te réjouit à ce point-là ?
– Que ton mariage soit reporté ? Jusqu'à tout à l'heure j'en étais sincèrement désolé, maintenant c'est différent...
Embarrassé par ses deux clients qui parlaient trop fort, le serveur intervint et se proposa de noter leur commande. Julia prit une viande.
– Quelle cuisson ? demanda le garçon.
– Probablement saignante ! Répondit Anthony Walsh.
– Et pour monsieur ?
– Vous avez des piles ? questionna Julia.
Et comme le serveur restait sans voix, Anthony Walsh lui précisa qu'il ne dînerait pas.
– Se marier est une chose, dit-il à sa fille, mais permets-moi de te dire que partager sa vie entière avec quelqu'un en est une autre. Il faut beaucoup d'amour, beaucoup d'espace. Un territoire que l'on invente à deux et où on ne doit pas se sentir à l'étroit.
– Mais qui es-tu pour juger de mes sentiments à l'égard d'Adam ? Tu ne sais rien de lui.
– Je ne te parle pas d'Adam, mais de toi, de tête cet espace que tu seras en mesure de lui accorder ; et si votre horizon est déjà occulté par la mémoire d'un autre, le pari d'une vie commune est loin d'être gagné.
– Et tu en sais quelque chose, n’est-ce pas ?
– Ta mère est morte, Julia, je n’y suis pour rien même si tu continues de m’en blâmer.
– Tomas aussi est mort, et même si tu n’y est pour rien non plus, je t’en voudrais toujours. Alors tu vois, en matière d’espace, pour Adam et moi, nous avons tout l’univers de libre.
Anthony Walsh toussota, quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front.
– Tu transpires ? demanda Julia, surprise.
– C’est un léger dysfonctionnement technologique, dont je me serais passé, dit-il en tapotant délicatement sa serviette sur son visage. Tu avais dix-huit ans, Julia et tu voulais faire ta vie avec un communiste que tu connaissais depuis quelques semaines !
– Quatre mois !
– Seize semaines, donc !
– Et il était Allemand de l’Est, pas communiste.
– Beaucoup mieux !
– S’il y a bien quelque chose que je n’oublierais jamais, c’est pourquoi, par moments, je te détestais autant !
– Nous étions d’accord, pas d’imparfait entre nous, tu te souviens ? N’aie pas peur de parler avec moi au présent ; même mort je suis toujours ton père, ou ce qu’il en reste…
Le garçon servit son plat à Julia. Elle le pria de remplir son verre. Anthony Walsh posa sa main sur la coupe de champagne.
– Nous avons encore des choses à nous dire, je crois.
Le serveur s’éloigna sans demander son reste.
– Tu vivais à Berlin-Est, je n’avais pas de tes nouvelles depuis des mois. Qu’aurait été ta prochaine étape, Moscou ?
– Comment as-tu retrouvé ma trace ?
– Cette pige que tu as publiée dans un journal Ouest-Allemand. Quelqu’un a eu la délicatesse de m’en adresser une copie.
– Qui ?
– Wallace. C’était peut-être sa façon de se dédoua-ner de t’avoir aidée à quitter les États-Unis dans mon dos.
– Tu l’as su ?
– Ou alors, peut-être que lui aussi était inquiet pour toi et a jugé qu’il était temps de mettre un terme à ces péripéties avant que tu ne sois réellement en danger.
– Je n’ai jamais été en danger, j’aimais Tomas.
– Jusqu’à un certain âge, on s’emballe par amour pour l’autre, mais c’est souvent par amour pour soi ! Tu étais destinée à faire ton droit à New York, tu as tout plaqué pour aller suivre des cours de dessin aux Beaux-arts à Paris ; une fois là-bas tu es partie, je ne sais au bout de combien de temps, à Berlin ; tu t’es amourachée du premier venu et, comme par enchantement, adieu les Beaux-arts, tu as voulu devenir journaliste et si ma mémoire est bonne, comme par hasard, lui aussi souhaitait être journaliste, c’est bizarre…
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