– Mais c'était une enfant volée, protesta Marisa, et votre femme a accepté de participer à cette monstruosité ?
– Ma femme n'a jamais rien su. Jusqu'à sa mort, elle a cru ce que je lui avais raconté, que les parents de María Luz étaient des soldats assassinés par les Montoneros et qu'il était de notre devoir de lui venir en aide. Febres nous a remis un certificat de naissance établi à notre nom. J'ai expliqué à mon épouse qu'il serait plus facile pour María Luz de vivre pleinement sa vie si elle ignorait tout du drame dont elle avait été la victime innocente. Nous l'avons aimée comme si nous l'avions mise au monde. María Luz avait douze ans quand ma femme est morte et elle l'a pleurée comme on pleure une mère. Je l'ai élevée seul, j'ai travaillé comme un forcené pour lui payer ses études de lettres, de langues étrangères, la faculté. Tout ce qu'elle a voulu, je le lui ai offert.
– Je ne peux pas entendre ça, protesta Marisa en se levant.
Andrew lui adressa un regard furieux. Elle se rassit à califourchon sur sa chaise, tournant le dos à Ortiz.
– María Luz habite toujours à Dumesnil ? demanda Andrew.
– Non, elle est partie depuis longtemps. Les Mères de la place de Mai l'ont retrouvée quand elle avait vingt ans. María Luz passait ses week-ends à Buenos Aires, elle faisait de la politique ! Elle ne ratait jamais une occasion d'aller manifester, elle prétendait œuvrer pour ce qu'elle appelait le progrès social. Ce sont tous ces syndicalistes en herbe rencontrés sur les bancs de l'université qui lui avaient mis ces idées dans la tête. À l'opposé de l'éducation que nous lui avions donnée.
– Mais en phase avec les idéaux de ses véritables parents, intervint Marisa. Ce n'est pas votre sang qui coulait dans ses veines, la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre.
– Vous croyez que le gauchisme est héréditaire ? C'est possible, il y a bien d'autres tares qui se transmettent ainsi, railla Ortiz.
– Le gauchisme, comme vous le dites avec un tel mépris, je ne sais pas, mais l'humanisme c'est fort possible !
Ortiz se retourna vers Andrew.
– Si elle intervient encore une fois, je ne vous dit plus un mot.
Cette fois Marisa sortit du box en faisant un doigt d'honneur au commandant Ortiz.
– Les Mères de la place de Mai l'ont repérée au cours de ces nombreuses manifestations auxquelles María Luz participait. Elles ont mis plusieurs mois avant de l'approcher. Lorsqu'elle a appris la vérité, ma fille a demandé à changer de nom. Elle a quitté la maison le jour même, sans un mot, sans même un regard.
– Vous savez où elle est allée ?
– Je n'en ai pas la moindre idée.
– Vous n'avez pas cherché à la retrouver ?
– Dès qu'il y avait une manifestation, je me rendais à Buenos Aires. J'arpentais les cortèges dans l'espoir de l'apercevoir. Ce fut le cas, une fois. Je l'ai abordée, suppliée de m'accorder un moment pour que nous parlions. Elle a refusé. Dans son regard, je ne voyais que haine. J'ai eu peur qu'elle me dénonce, elle ne l'a pas fait. Après avoir obtenu son diplôme, elle a quitté le pays, et je n'ai plus jamais rien su d'elle. Vous pouvez écrire votre article, monsieur Stilman, j'espère que vous respecterez votre parole. Je ne vous le demande pas pour moi, mais pour mon autre fille. Elle ne sait qu'une seule chose, que sa sœur était une enfant adoptée.
Andrew rangea son stylo et son carnet. Il se leva et partit sans saluer Ortiz.
Marisa l'attendait derrière le rideau et, à voir la mine qu'elle faisait, elle était de fort mauvaise humeur.
*
– Ne me dis pas que ce salopard va s'en tirer comme ça ! s'écria Marisa en rentrant dans la voiture.
– Je n'ai qu'une parole.
– Tu ne vaux pas mieux que lui !
Andrew la regarda, un sourire au coin des lèvres. Il fit démarrer le moteur et la voiture s'engagea sur la route.
– Tu es très sexy quand tu es en colère, dit-il à Marisa en posant sa main sur son genou.
– Ne me touche pas, répondit-elle en le repoussant.
– Je me suis engagé à ne pas révéler son identité dans mon article, je n'ai rien promis d'autre, que je sache.
– Qu'est-ce que tu racontes ?
– Rien ne m'empêche de publier une photo pour illustrer mon article ! Si, par la suite, quelqu'un reconnaît Ortega derrière le visage d'Ortiz, je n'y serai pour rien... Indique-moi comment aller chez le photographe à qui tu avais confié ta pellicule, et espérons qu'elle ne soit pas voilée, j'aimerais vraiment éviter d'avoir à revenir ici demain.
Marisa regarda Andrew et reprit sa main qu'elle posa sur ses cuisses.
*
La journée était belle, quelques cirrus biffaient le ciel de Buenos Aires. Andrew profitait de ces derniers instants argentins pour visiter la ville. Marisa lui fit découvrir le cimetière de la Recoleta et il s'étonna en découvrant des mausolées où les cercueils étaient disposés sur des étagères à la vue de chacun, plutôt qu'enfouis sous terre.
– C'est comme cela ici, dit Marisa. Les gens dépensent de vraies fortunes pour se faire construire leur dernière demeure. Un toit, quatre murs, un portail en fer pour laisser passer la lumière, et toute la famille finit un jour par se retrouver réunie dans l'éternité. Remarque, ajouta-t-elle, j'aime mieux continuer après ma mort à voir le soleil se lever plutôt que de moisir au fond d'un trou. Et puis je trouve cela plutôt joyeux que les gens puissent vous rendre visite.
– Ce n'est pas faux, dit Andrew, replongeant soudain dans les sombres pensées qu'il avait presque réussi à occulter depuis son arrivée en Argentine.
– Nous avons le temps, nous sommes jeunes.
– Oui... Toi tu as le temps, soupira Andrew. On peut s'en aller ? Trouve-moi un endroit plus vivant.
– Je te ramène dans mon quartier, dit Marisa, il est plein de vie, de couleurs, on y joue de la musique à chaque coin de rue, je ne pourrais habiter nulle part ailleurs.
– Alors, je crois que je nous ai enfin trouvé un point commun !
Elle l'invita à dîner dans un petit restaurant de Palermo. Le patron semblait bien la connaître et, alors que de nombreux clients attendaient qu'une table se libère, ils furent assis les premiers.
La soirée se poursuivit dans un club de jazz. Marisa se déhanchait sur la piste. Elle essaya à plusieurs reprises d'y entraîner Andrew mais il préféra rester sur son tabouret, accoudé au bar, à la regarder danser.
Vers une heure du matin, ils allèrent se promener dans les ruelles encore très animées.
– Quand publieras-tu ton article ?
– D'ici quelques semaines.
– Lorsqu'il paraîtra, Alberto identifiera Ortega derrière la photo d'Ortiz. Il ira porter plainte. Il est décidé à le faire, je crois qu'il espérait cela depuis longtemps.
– Il faudra d'autres témoignages pour le confondre.
– Ne t'inquiète pas, Louisa et son réseau feront le nécessaire, Ortiz rendra compte devant la justice des crimes auxquels il a participé.
– C'est une sacrée femme, ta tante.
– Tu sais, tu avais raison pour elle et Alberto. Une fois par semaine, ils se retrouvent sur un banc de la place de Mai. Ils restent assis tous les deux côte à côte pendant une heure, le plus souvent échangeant à peine quelques mots, et puis chacun repart de son côté.
– Pourquoi font-ils cela ?
– Parce qu'ils ont besoin de se retrouver, d'être encore les parents d'un fils dont ils veulent perpétuer la mémoire. Ils n'ont pas de tombe où se recueillir.
– Tu crois qu'un jour ils se remettront ensemble ?
– Non, ce qu'ils ont vécu est trop dur.
Marisa laissa passer quelques secondes avant d'ajouter :
– Louisa t'aime bien tu sais.
– Je ne m'en suis pas rendu compte.
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