– Elles sont quelque part par terre, répondit Andrew en commençant à les chercher à tâtons.
– Vous êtes certain que vous ne voulez pas que je vous conduise aux urgences ? demanda le dépanneur.
– Je vous remercie, rien de brisé, à part mon amour-propre.
À la lumière des phares de la dépanneuse, Andrew repéra son trousseau de clés près d'un pilier et son portefeuille non loin d'un coupé Cadillac. Il remit les clés au dépanneur et lui annonça que, finalement, il ne l'accompagnerait pas jusqu'au garage. Il griffonna l'adresse des ateliers de Simon sur le récépissé de prise en charge et le lui tendit.
– Qu'est-ce que je dis au garagiste ?
– Que je vais bien et que je lui téléphonerai ce soir.
– Grimpez, je vous reconduis hors du parking, on ne sait jamais si ce déséquilibré rôdait encore dans les parages ; vous devriez aller chez les flics.
– Je serais incapable de leur décrire mon agresseur, la seule chose que je puisse dire, c'est qu'il mesurait une bonne tête de moins que moi, et je n'ai pas vraiment envie de m'en vanter.
Andrew quitta le dépanneur sur la 40 e Rue et retourna à son bureau. La douleur à la hanche s'estompait, mais il avait l'impression qu'une chape de ciment enserrait sa mâchoire. Il n'avait aucune idée de l'identité de son agresseur, mais il doutait que ce dernier lui soit tombé dessus par erreur, et cette pensée l'inquiéta sérieusement.
*
– Quand a eu lieu cette agression ? demanda Pilguez.
– Pendant les fêtes de fin d'année, entre Noël et le jour de l'an, j'étais seul à New York.
– Il avait l'air d'être agile avec sa batte, non ? Un père de famille, ça joue souvent le dimanche au baseball avec son fils. Je ne serais pas étonné que l'auteur d'une des lettres anonymes que vous avez reçues ne se soit pas limité à sa plume pour vous témoigner son mécontentement. Et vous êtes incapable de m'en faire une description ?
– Il faisait très sombre dans ce parking, dit Andrew en baissant les yeux.
Pilguez lui posa la main sur l'épaule.
– Je vous ai dit combien d'années j'ai passées dans la police avant de prendre ma retraite ? Trente-cinq, et le pouce, ça fait un sacré bail, non ?
– Oui, j'imagine.
– À votre avis, en trente-cinq années de carrière j'ai interrogé combien de suspects ?
– C'est important que je le sache ?
– Pour être tout à fait franc, je serais bien incapable de les compter moi-même, mais ce que je peux vous dire en revanche c'est que, même à la retraite, je vois encore quand on me cache quelque chose. Quand quelqu'un vous baratine, il y a toujours un petit truc qui cloche.
– Quel genre de truc ?
– Le langage corporel ne ment pas. Un froncement de sourcils, les joues qui s'empourprent, tiens, un peu comme les vôtres en ce moment, les lèvres qui se crispent, ou le regard qui devient fuyant. Vos chaussures sont bien cirées ?
Andrew releva la tête.
– Ce n'est pas mon portefeuille que j'ai ramassé dans le parking, mais celui de mon agresseur. Il a dû le perdre quand il s'est enfui.
– Et pourquoi m'avez-vous caché ça ?
– J'ai honte de m'être fait dérouiller par un type qui fait une tête de moins que moi. Et puis en fouillant ses papiers, reprit Andrew, j'ai découvert qu'il était enseignant.
– Qu'est-ce que ça change ?
– Ce n'est pas vraiment le profil de la grosse brute. Cet homme ne m'a pas agressé gratuitement, l'un de mes articles a dû lui faire du tort.
– Vous les avez gardés, ses papiers d'identité ?
– Ils sont dans le tiroir de mon bureau.
– Eh bien, allons faire un petit tour à votre bureau, il n'y a que la rue à traverser.
Pilguez était passé chercher Andrew à 6 h 30. S'ils voulaient coincer le dénommé Frank Capetta, professeur de théologie à l'université de New York, mieux valait l'attendre en bas de chez lui avant qu'il ne parte à son travail.
Le taxi les avait déposés au croisement de la 101 e Rue et d'Amsterdam Avenue. Les immeubles d'habitation aux loyers contrôlés appartenaient à la municipalité. Du haut de ses vingt étages, le numéro 826 dominait un terrain de basket et un petit parc entouré de grillages où jouaient des enfants.
Pilguez et Andrew s'étaient postés sur un banc, en face du hall d'entrée du bâtiment.
Il portait une gabardine, serrait sa sacoche sous le bras et marchait le dos voûté, comme si le poids du monde pesait sur ses épaules. Andrew reconnut immédiatement Capetta, dont il avait maintes fois regardé la photo sur un permis de conduire, en se demandant ce qu'il avait bien pu faire à cet homme pour le faire sortir de ses gonds.
Pilguez lança un regard à Andrew et celui-ci lui confirma d'un signe de tête qu'il s'agissait bien de leur homme.
Ils se levèrent, accélérèrent le pas et le rattrapèrent avant qu'il n'atteigne l'arrêt de bus. Le professeur blêmit lorsque Andrew se posta en face de lui.
– Vous n'avez rien contre un petit café avant d'aller travailler ? demanda Pilguez d'un ton qui laissait peu de place à la discussion.
– Je vais être en retard à mon cours, répondit sèchement Capetta et je n'ai aucune envie de prendre un café avec cet individu, ajouta-t-il. Laissez-moi passer où j'appelle au secours, le commissariat est à moins de cent mètres.
– Et vous leur direz quoi aux flics ? lança Pilguez. Qu'il y a quelques mois, vous avez tabassé ce monsieur avec une batte de baseball et défoncé sa voiture de collection, histoire de vous distraire pendant les fêtes ?
– Et lâche en plus ! souffla Capetta en regardant Andrew d'un air méprisant. Vous êtes venu avec votre gorille pour vous venger ?
– Merci du compliment, releva Pilguez. Au moins, vous ne niez pas les faits. Je ne suis pas son garde du corps, juste un ami. Vu la façon dont vous vous êtes comporté lors de votre dernière rencontre, vous n'allez pas lui reprocher d'être venu accompagné.
– Je ne suis pas là pour vous rendre la monnaie de votre pièce, monsieur Capetta, interrompit Andrew.
– Comment m'avez-vous retrouvé ?
Andrew tendit le portefeuille au professeur.
– Pourquoi avoir attendu tout ce temps ? demanda-t-il en récupérant ses papiers.
– Bon, on va le prendre ce petit café ? insista Pilguez, trépignant sur le trottoir.
Ils entrèrent au café Roma et prirent place à une table au fond de la salle.
– Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Capetta.
– Un café allongé, répondit Pilguez.
– Comprendre pourquoi vous m'avez agressé, enchaîna Andrew.
Pilguez sortit son stylo et son bloc-notes de sa poche et les fit glisser sur la table devant Capetta.
– Pendant que je vais me servir, je vous serais reconnaissant de bien vouloir écrire le texte suivant : « Un rôti de veau, quatre livres de pommes de terre, de l'origan, deux oignons rouges, un pot de crème à cinquante pour cent, un sachet de moutarde en poudre, deux paquets de gruyère râpé, une botte d'asperges et, ah oui, un cheese-cake. »
– Pourquoi écrirais-je cela ? demanda Capetta.
– Parce que je vous le demande poliment, répondit Pilguez en se levant.
– Et si je n'en avais pas envie ?
– Je n'ai pas particulièrement envie non plus d'aller raconter au directeur du personnel de l'université de New York à quoi l'un de ses professeurs occupe ses vacances de Noël, si vous voyez ce que je veux dire ! Allez, au boulot ! Je reviens dans un instant, vous voulez quelque chose, un thé peut-être ?
Andrew et Capetta échangèrent un regard étonné. Capetta s'exécuta et pendant qu'il recopiait les mots dictés par Pilguez, Andrew lui posa la question qui lui brûlait les lèvres.
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